Il nous aima jusqu’au bout

2 avril 2021
Vendredi Saint
Is 52,13-53,12 ; Ps 30 (31) ; He 4,14…5,9 ; Jn 18,1-19,42
Homélie du frère Benoît-Marie Simon

Saint Dominique au pied de la Croix – Fra Angelico, fresque, v. 1441 – Florence, couvent San Marco

Nous en sommes tous bien convaincus : la croix est le cœur de l’évangile. Et tout prédicateur devrait pouvoir dire, à la suite de saint Paul : je n’ai rien voulu connaître d’autre parmi vous si ce n’est Jésus et Jésus crucifié. Mais, avec saint Paul, on doit ajouter que c’est un scandale pour ceux qui croient en Dieu, et, pour les autres, la démonstration que le message chrétien est absurde et dénué de sens.
En clair : la croix peut nous faire douter de nos certitudes les plus profondes. Elle peut nous faire vaciller sur nos bases, voire nous plonger dans le découragement. Et, si ce n’est pas le cas, je crains que ce ne soit parce que, malheureusement, nous y sommes tellement habitués que nous ne la regardons plus dans sa réalité crue. D’autant plus que, nous les hommes, nous avons tellement de stratégies pour éviter de nous confronter à ce qui nous dérange. Ainsi, par exemple, nous ne nommons plus la mort. Nous parlons d’un départ. Un départ, cela fait partie de notre expérience quotidienne, ce n’est pas forcément une rupture définitive ! De la même façon, pour éviter d’être saisi de vertige devant la mort sur la Croix du Fils de Dieu venu nous sauver, nous insisterons sur la preuve d’amour qu’elle constitue !
Personne ne dira le contraire ! Mais, franchement, que penseriez-vous de quelqu’un qui prétend vous aimer, qui vous voit souffrir, qui pourrait vous délivrer… et qui ne fait rien, sinon se laisser martyriser injustement. Car, je l’espère, vous n’en doutez pas : Jésus aurait pu éliminer tous les maux qui pèsent sur nous ! Autre scandale : Dieu est le Créateur Tout puissant qui tient toute choses dans sa main, et Il se laisse crucifier, dans la Personne de son Fils, par sa créature ! Comment ne pas être sensible à l’objection des soldats : descend de ta croix et nous croirons en toi ! Disons-le autrement : comment croire que Dieu est Tout Puissant, qu’Il est le Seigneur de l’Histoire, que pas un seul cheveu de notre tête ne tombe sans qu’il le veuille… et qu’Il laisse un tel pouvoir au prince des ténèbres en lui abandonnant de la sorte le champ de bataille ?
Ce soir, frères et sœurs, nous sommes invités à nous arrêter devant la Croix, pour la regarder dans sa froide réalité, dans ce qu’elle a de révoltant et d’angoissant ; sans tricher en la noyant dans de pieuses considérations. C’est le prix à payer pour se laisser réconcilier avec le Christ crucifié.
Pour nous aider dans cette contemplation, cette affirmation de l’Évangile : le Christ ayant aimé les siens, les aima jusqu’au bout.
Le Christ est allé au bout de l’amour. Mesurons le sens de ces paroles. Après tout, des personnes qui sont fidèles en amour jusqu’à mourir, cela existe ; en tout cas, cela n’est pas quelque chose d’impensable. Sauf que, l’amour en question est impuissant à changer les choses, de sorte qu’il ne peut rien faire d’autre, pour ne pas abandonner celui qu’il ne peut sauver, que de mourir avec lui. Et puis, cet amour disparaît avec lui. Il n’en reste que le souvenir. C’est très beau, c’est très touchant, ce n’est pas une victoire, ni un salut !
Or, le Christ, Lui, parce qu’Il est Dieu, n’est pas impuissant ! D’autre part, l’Écriture proclame que cette mort sur la croix est une victoire ; mieux, elle est un baptême, c’est-à-dire une immersion dans une vie définitive, éternelle. Tout ceci pour dire que l’amour qui a cloué le Christ sur la croix, n’est pas un amour humain, fut-ce le plus profond, le plus pur qu’on puisse imaginer. Il est d’un tout autre ordre. C’est l’amour même de Dieu. Sans quoi il ne pourrait pas être Vie, Béatitude, Éternité, même sur la Croix.
Ainsi donc, pour le Christ, aller au bout de cet amour, c’est lui permettre de régner sur toutes les dimensions de sa nature humaine… et, à terme, de l’emporter corps et âme dans la gloire de la résurrection, lorsque tout est accompli.
En vérité, frères et sœurs, toute la difficulté consiste à percevoir, par la foi, la dimension surnaturelle de l’amour qui fait vivre, mourir et ressusciter le Christ. C’est cette lumière que le Bon Larron a reçue, et elle lui a permis de voir que le Christ, sur la Croix, établissait son royaume, et qu’il avait le pouvoir de nous y introduire à sa suite. Il a parfaitement compris, en même temps, que ce royaume n’est pas quelque chose qu’on peut conquérir ou auquel on a droit, mais un feu par lequel il faut se laisser brûler. D’où sa prière, qui devrait être l’âme de notre espérance : « souviens-toi de moi dans ton royaume ».
Cela n’éteint pas la question : pourquoi faut-il, pour entrer dans la gloire, passer par la mort sur la Croix ?
Arrêtons-nous, un instant, sur une autre affirmation de l’Évangile : la croix est un jugement sur le monde.
Frères et sœurs, nous sommes très attentifs, de nos jours, à repérer tout ce qui excuse nos fautes. Mais il faut bien qu’il y ait, aussi, une responsabilité de notre part. Ou encore, ce qui revient au même, il faut que l’homme soit capable de refuser l’amour divin, parce qu’il l’a décidé, en toute connaissance de cause. Si cela n’était pas le cas, Dieu n’aurait pas le droit de livrer son Fils – et après lui toute cette cohorte de martyres – aux mains des pécheurs. Il devrait simplement corriger les erreurs des hommes, patiemment. En revanche, devant un refus libre, volontaire, définitif, que faire si on refuse de réduire en poussière la personne qui s’entête, qui se bute ?
Tout ceci pour dire que Dieu n’est pas impuissant, mais qu’Il nous aime au point de respecter notre liberté, même lorsqu’elle s’oppose à Lui. Comprenons-bien que respecter, ici, ne signifie pas, approuver ou faire comme si ou se résigner, car, dans tous les cas, ce serait cesser d’aimer. D’où la souffrance de l’agonie.

Frères et Sœurs, c’est seulement lorsqu’on met l’amour du Christ en Croix en perspective avec le refus éternel du pécheur endurci qu’on peut soupçonner tout ce que contient cette affirmation : Il les aima jusqu’au bout… Ensuite, il nous reste à croire que, se livrer ainsi sans défense à cet amour, est une béatitude, une victoire, une résurrection, un salut !

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