La rencontre de Montpellier

Nous ne pouvons pas être certains que Dominique avait déjà conçu son désir d’être missionnaire pour les païens, mais de toute façon la Providence avait tracé une mission différente pour lui et, sans s’en rendre compte, il avait déjà pris le départ dans sa direction. Une nuit de 1203, Diego et sa suite arrêtèrent leur voyage à Toulouse. Dominique découvrit que son hôte était hérétique, aussi il veilla toute la nuit et le convertit. Il ne savait pas qu’il allait passer dix ans à faire campagne contre l’hérésie dans le sud de la France. Il faisait simplement ce qu’il fallait faire.

La situation de l’Eglise catholique dans cette partie de la France n’était pas bonne. Grâce aux réformes du 11’siècle on attendait du clergé une sainteté éminente qui pendant le 12′ siècle se concevait de plus en plus selon le modèle évangélique de l’apôtre pauvre et itinérant. En même temps on était peu sensible envers la doctrine catholique, aussi les populations étaient sensibles à l’attrait de prêcheurs douteux plus conformes que les catholiques aux attentes évangéliques dominantes. Cela ouvrait la porte à une vague de maîtres hérétiques d’estampille plus ou moins manichéenne ; cependant ce n’était pas tant leur doctrine dualiste qui séduisait leurs auditeurs que la sainteté et l’austérité de leur comportement. Au contraire du clergé catholique, ils « paraissaient » justes. Ils étaient renommés comme des « Bons hommes ». Leurs ennemis les appelaient Albigeois. A la fin du 12′ siècle, ils étaient puissamment organisés sur une grande partie du territoire autour de Toulouse et Carcassonne, comme une Eglise alternative avec sa propre hiérarchie.

A leurs disciples ordinaires, ils proposaient un genre de vie peu exigeant, avec une promesse de salut final à ceux qui recevaient le « consolamentum » avant leur mort. Le « consolamentum » était l’équivalent du baptême, engageant ceux qui le recevaient à un régime très strict, exprimant aussi complètement que possible leur séparation de la matière qu’ils considéraient comme originellement hostile au vrai Dieu.

Ceux qui souhaitaient aller plus loin, cependant, pouvaient recevoir le consolamentum immédiatement et devenir Albigeois à part entière ou « parfaits ». Leur genre de vie était très rigoureux, passé soit en prédication itinérante, soit dans des maisonnées où les femmes en particulier pouvaient former une sorte de communauté monastique.

Puisqu’il y avait en général peu de sensibilité à la doctrine chrétienne, les facteurs déterminant le choix des gens qui prenaient la religion au sérieux, finissant comme religieux orthodoxes ou parfaits Albigeois, étaient largement dus au hasard. Les Albigeois fleurissaient dans le sud de la France exactement à la même époque que les Cisterciens. Ils étaient des voies alternatives pour répondre au même besoin religieux sous-jacent. C’est pourquoi la tentative catholique de regagner le peuple était à la fois difficile et possible : difficile, parce que les hérétiques paraissaient plus convaincants comme incarnation de l’Evangile ; mais possible, parce qu’il y avait peu de réelle pénétration des doctrines hérétiques.

A part les Albigeois, il existait d’autres mouvements marginaux inspirés par le modèle de l’apôtre pauvre et itinérant. De tels mouvements n’étaient pas nécessairement hérétiques, mais ils trouvaient peu de faveur aux yeux de l’Eglise officielle ; ils tendaient à dériver d’une orthodoxie marginale au schisme déclaré ; cela les exposait alors au contact de la plus sérieuse hétérodoxie. Dans le sud de la France, le plus important de ces mouvements était celui des Vaudois, fondé par un pieux marchand de Lyon, voué à la pauvreté radicale et à la prédication itinérante.

Les Cisterciens représentaient le type de la réforme traditionnelle. Leur réaction pour contenir les mouvements évangéliques était également typique : les gens voulant une vie chrétienne plus sérieuse appartenaient à un monastère ; s’ils refusaient d’être des vrais moines, cela montrait qu’ils étaient hérétiques. Cependant les Cisterciens, conduits par saint Bernard de Clairvaux, avaient aussi été engagés dans la mission contre les vrais hérétiques, dans le sud de la France, vers 1140. Réfléchissant sur son manque de succès, Bernard conclut que seule une campagne soutenue de prédication pouvait espérer aboutir à quelque chose.

Innocent III était averti des problèmes concernant l’Eglise de son temps. Mais les mouvements évangéliques choquant ses contemporains trouvèrent chez lui une réponse plus favorable. Il essaya de distinguer entre ceux qui étaient orthodoxes en intention, même si leur genre de vie ne se conformait guère aux usages courants. Sur cette base, il avait donné une place officielle dans l’Eglise aux « Humiliés ». Plus tard, il permettrait à des groupes de Vaudois de rester fidèles à leur inspiration fondamentale, même après leur retour au bercail.
Cependant sa réponse à l’hérésie formelle restait sans compromission. A la fin de mai 1204, il lança une autre initiative dans le sud de la France, avec la nomination de trois Cisterciens légats pontificaux, conduits par l’abbé de Gteaux, Arnaud Amalric. Leur objet était de convertir les hérétiques par la prédication, mais aussi de déférer en justice ceux qui restaient endurcis. L’hérésie était, après tout, un crime aussi bien qu’un péché ; ses auteurs étaient exposés au bannissement et à la confiscation de leurs biens. Dans plusieurs pays ils risquaient déjà d’être condamnés au bûcher, mais ce n’était pas la politique du pape.

La faiblesse de son programme venait de ce que l’espoir de provoquer des conversions était gêné par l’exemple peu inspirant du clergé local, tandis que tout effort pour amener les hérétiques non repentants en justice avait besoin du soutien des autorités civiles ; habituellement, il n’était pas prêt à se manifester. Les grands seigneurs locaux, notamment le comte Raymond de Toulouse, quoiqu’il en soit de leurs croyances personnelles, étaient complètement compromis avec les hérétiques. Les légats se trouvèrent alors dans une position impossible : tout ce qu’ils essayèrent de faire sembla condamné ; et s’ils tournaient leur attention vers la réforme du clergé, ils devaient abandonner leur prédication. Complètement découragés, ils se rencontrèrent à Montpellier au printemps de 1206 pour décider ou non d’abandonner ensemble la mission. Mais la Providence avait pour eux une surprise en réserve.

Innocent III, nous l’avons vu, ne permit pas à Diego d’abandonner son siège, et lui dit de revenir chez lui. Diego, au lieu de soupirer sur ses rêves apostoliques contrariés, tourna son esprit vers un plan tout à fait différent pour le bien de son diocèse : bien que ce soit de beaucoup hors de sa route, il fit un long détour pour visiter Cîteaux et voir s’il pouvait obtenir l’établissement d’une fondation cistercienne dans son territoire.

De Citeaux lui et sa suite se dirigèrent vers le sud, probablement par le fleuve, avant de tourner vers l’ouest en direction de l’Espagne. Ils arrivèrent ainsi à Montpellier, juste au moment où les légats du pape y tenaient leur réunion. Diego fut invité à leur donner son avis.