L’inquisition en Languedoc

Une conférence de Jean-Louis BIGET au centre Lacordaire – 26 mars 2009 – Retranscription libre

Je commencerai immédiatement en disant que l’histoire de l’Inquisition est une histoire qui reste difficile, et, pour l’aborder sereinement, il faut faire table rase des idéologies combattantes qui ont pris cette histoire pour enjeu, hier et aujourd’hui encore.

A la légende noire de la dissidence, de l’hérésie des bons hommes, a répondu une légende noire de l’Inquisition bien davantage vulgarisée du reste, comme le prouve encore cette revue qui n’est pas ancienne puisqu’elle est de l’année 2008 et on voit bien, rien qu’à considérer la couverture, que tous les poncifs concernant l’Inquisition y sont traités.

Je dirais d’ailleurs que l’envers vaut l’endroit car le livre dont il est fait publicité ici est un très mauvais livre. Donc et certainement, le plus mauvais de tous ceux qu’Anne Brenon a écrit sur la question. Donc je dirais : il faut dépasser justement les légendes, et personnellement, je me présente comme un historien au travail qui ignore tout militantisme autre que celui de l’objectivité, et qui s’efforce donc justement de dégager la réalité médiévale de la gangue de contemporanéité projetée sur cette réalité. Et je me bornerai à souligner, en commençant, une évidence : le XIII ème siècle n’est pas le XXIème et il faut se garder de juger le Moyen-Age avec les critères qui sont les nôtres.

Je crois qu’il s’agit désormais pour l’historien ni de condamner, ni de justifier ou d’absoudre, mais de constater, de comprendre et d’expliquer, hors des exigences apologétiques et des préjugés anticléricaux. Et pour cela, il est absolument nécessaire de revenir au contexte dans sa globalité, parce qu’une telle attitude permet de prévenir les incohérences et les contresens qui sont générés par l’anachronisme.

Une idée fort répandue parmi les languedociens d’aujourd’hui est que l’Inquisition a été mise en place pour lutter contre la dissidence religieuse locale, celle des bons hommes. En réalité l’Inquisition ne se réduit pas, quant à ses origines, à son application, à un phénomène régional ; elle s’inscrit dans un processus général dont elle constitue l’une des expressions.

La définition de l’Inquisition est exprimée par son nom. Elle correspond à l’exercice d’une justice inquisitoire. Dans un tel système, le pouvoir, qu’il soit laïque ou religieux, fait rechercher ceux qu’il estime coupables de menacer l’ordre qu’il représente et qu’il défend. Et cet exercice de la justice illustre sa toute puissance puisqu’il n’a pas de limite. Et vous savez d’ailleurs que c’est une question qui est d’actualité encore aujourd’hui puisqu’on discute des pouvoirs du juge d’instruction, au point même de penser à le supprimer.

La mise en place de cette justice inquisitoire dans l’espace de la chrétienté latine correspond à un processus long et complexe. Les temps féodaux sont ceux de la procédure dite accusatoire. Il est nécessaire alors qu’une partie qui s’estime lésée se plaigne de celle qui l’a agressée devant le seigneur du lieu, et ce dernier rend ensuite la justice, donc sur plainte déposée, la sentence seigneuriale correspondant le plus souvent à un compromis, à un arbitrage.

La procédure inquisitoire évidemment donne beaucoup plus de pouvoirs au juge qui peut intervenir sans attendre le dépôt d’une plainte devant lui, qui peut en quelque sorte s’auto-saisir. Cette fameuse auto-saisine justement des juges d’instruction, des représentants de l’Etat.

L’usage de la procédure inquisitoire s’affirme en même temps que les monarchies féodales, après 1150, en Angleterre, en France, en Aragon. C’est un corollaire de l’essor du pouvoir monarchique et la justice inquisitoire bien entendu ne peut fonctionner à vide, donc dialectiquement, il lui faut des cibles.

Un historien anglais Robert Moore a montré comment ces cibles justement avaient été déterminées en même temps que s’affirmait le pouvoir inquisitoire, et cela dans un livre intitulé «La persécution, sa formation en Europe, X ème – XIII ème siècle». Cet ouvrage a paru à Oxford en 1987, il a été traduit en français en 1991. Robert Moore a renouvelé ses analyses dans un autre ouvrage «La première révolution européenne X ème – XIII ème siècle», paru en 2000.

Or les cibles de la persécution, ce sont les juifs, les lépreux et surtout les hérétiques. La justice inquisitoire royale s’applique d’entrée de jeu aux hérétiques, par exemple en Angleterre où le roi Henri II en 1166 publie contre eux l’édit de Clarendon. Et de fait les hérétiques sont dangereux pour les pouvoirs, ils sont particulièrement subversifs parce qu’ils opposent l’Evangile à ceux-ci et parce qu’ils rompent l’unité de foi à une époque où la religion est le lien social essentiel et fondamental. Et il est impensable alors de rompre l’unité de foi dans un monde justement où religion et société sont coextensives et consubstantielles et les hérétiques sont également subversifs parce qu’ils attaquent l’église qui est la principale instance de régulation en raison même de la société, en raison même de sa fonction spirituelle. Je vous renverrai par exemple à une institution comme «La Paix de Dieu» qui est bien connue, mais il y en a d’autres.

Les princes et l’église collaborent en général dans la seconde moitié du XII ème siècle dans la poursuite des hérétiques. Pour les princes, le contrôle de l’église de leur domaine et le maintien de l’unité religieuse dans leurs Etats constituent, je le répète, un aspect fondamental essentiel de leur pouvoir. L’institution ecclésiastique et les clercs qui sont mis en cause eux aussi par les dissidents au nom de l’Evangile, se défendent en utilisant la procédure inquisitoire à l’intérieur de l’église.

Dès 1163, dans un concile tenu à Tours, le pape Alexandre III recommande de rechercher activement les hérétiques. Donc on ne se borne plus à les poursuivre quand ils se dévoilent au grand jour, on les recherche.

La procédure inquisitoire à l’égard des hérétiques s’affirme au troisième concile de Latran en 1179, puis l’empereur Frédéric Barberousse et le pape Lucius III s’accordent pour édicter à Vérone en 1184 une législation sévère qui oblige le pouvoir séculier à soumettre les hérétiques au châtiment qu’ils méritent, animat versio de vita dit-on en latin, et ces châtiments peuvent aller jusqu’à la mort et à la confiscation des biens, et ils sont étendus à tous ceux qui aident les hérétiques, de quelque façon que ce soit. En l’occurrence, la collaboration entre l’empereur et le souverain pontife est totale.

Mais on sait bien que dès la seconde moitié du XII ème siècle s’établit une situation souvent tendue entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, entre les monarques et les souverains pontifes. Et avec Innocent III, qui accède au trône pontifical en 1198, le danger hérétique devient pour le pape un moyen d’affirmer son autorité urbi et orbi, sur Rome et sur le monde, et d’exercer la plénitude de son pouvoir, plenitudo potestatis, en matière de foi. En d’autres termes, la dissidence religieuse permet au souverain pontife de revendiquer un droit d’intervention, d’ingérence dirait-on aujourd’hui, universel pour défendre l’unité de foi.

Et en mars 1199, une décrétale vergentis in senium définit l’hérésie comme un crime de lèse-majesté divine, l’hérésie n’est plus seulement un péché, elle devient un crime. Et c’est là l’arme absolue du souverain pontife.

Puisque le pape est le vicaire du Christ, toute contestation de son pouvoir correspond à un attentat contre la majesté divine et s’identifie à l’hérésie ; c’est à dire que, en même temps que vergentis in senium définit l’hérésie comme un crime contre la majesté divine, cette décrétale, cette bulle prépare l’extension à l’infini de la notion d’hérésie. Toute contestation, en quelque sorte, du pouvoir de l’institution ecclésiastique se trouve ipso facto désormais définie hérésie.

Innocent III fixe lui-même les règles de l’inquisitio établissant l’instruction d’office hors de toute publicité par une suite de décrétales qui sont édictées entre 1205 et 1212.

Donc, ce que je veux souligner ici, à la fin de cette première partie en quelque sorte, c’est que le processus de mise en place de la procédure inquisitoire par Innocent III n’est pas une manifestation d’intolérance gratuite, mais s’inscrit dans l’évolution politique et sociale de l’ensemble de l’Occident à ce moment. C’est un phénomène historique qui relève d’une époque et d’un contexte bien précis et ces paramètres doivent être pris en compte si l’on veut bien comprendre les faits.

Et je répète que l’unité religieuse étant considérée comme le fondement des Etats, ce sont même les princes temporels qui ont pris l’initiative d’appliquer la procédure inquisitoire à l’hérésie. J’ai déjà cité le cas d’Henri II en 1166, mais c’est la même chose en Aragon à l’époque d’Alphonse II, puis de Pierre II d’Aragon dit «le roi catholique».

Donc, en Languedoc, la lutte contre la dissidence religieuse entre 1209 et 1229 prend la forme de la croisade contre les albigeois, comme vous le savez. Et en mobilisant toute la chrétienté occidentale contre ces derniers, la croisade a pour effet de montrer que le danger hérétique ne concerne pas que les languedociens mais concerne la chrétienté toute entière.

Aussi, après l’application régionale de la répression militaire, cette menace généralisée justifie une répression judiciaire qui ne se borne plus quant à elle à une région mais s’étend également à toute la chrétienté.

Quand la croisade se termine en Languedoc, le combat entre dans sa phase judiciaire. Un concile réuni à Toulouse, en octobre 1229, organise de manière systématique la recherche et la punition des dissidents adhérant les bons hommes. Des commissions paroissiales devront effectuer une enquête, inquisitio, le terme est dans le texte, partout où l’on peut trouver des dissidents. Les peines sont fixées en fonction de l’étendue des fautes et apparaît alors la prison comme peine afflictive, comme châtiment dévolu aux hérétiques difficilement revenus dans le giron de l’église.

L’ensemble du dispositif, établi à Toulouse à l’automne 1229, est finalement assez proche de ce qu’il devient dans la suite du XIII ème siècle, à une importante différence près, c’est que l’Inquisition définie au concile de Toulouse relève des évêques. C’est une inquisition épiscopale. Pour que se mette en place l’inquisition pontificale, c’est à dire l’Inquisition proprement dite, telle que nous la considérons ce soir, il faut encore quatre ans.

La décrétale vergentis in senium a été prise par Innocent III en vertu d’un conflit local qui l’opposait, en tant que prince politique, aux habitants de Viterbe. Donc on voit que cette décrétale, dont l’application a ensuite été étendue à toute la chrétienté a d’abord eu pour principe, ou pour origine un problème propre au patrimoine de Saint Pierre. De la même façon l’inquisition pontificale naît d’abord du conflit opposant en Italie le pape et l’empereur.

Frédéric II, vous le savez, est le maître de l’Italie du nord, il est maître aussi du royaume de Naples et de la Sicile, et donc il encercle les possessions pontificales, le patrimoine de Saint Pierre.

Frédéric II est bien sûr un adversaire de l’hérésie, mais il est proche de revendiquer, après 1220, l’entière compétence en la matière.

Il se dit vicaire de Dieu et, à l’instar du souverain pontife, médiateur entre Ce Dernier et les hommes, et pour lui l’église est incluse dans l’empire. Et son césaro-papisme fait évidemment litière de la primauté pontificale dans le domaine spirituel.

En instituant pour l’hérésie des juges délégués du Saint Siège, le pape Grégoire IX empêche Frédéric II d’organiser contre l’hérésie des tribunaux qui serviraient ses intérêts en luttant contre ses ennemis éventuels, le plus souvent d’ailleurs les partisans du pape.

En créant l’Inquisition, dans la ligne évidemment des prémices développés depuis le milieu du XII ème siècle, le pape enlève à l’empereur, et à tous les détenteurs de la puissance séculière, la possibilité de trancher en matière de foi et leur enlève aussi un pouvoir de contrainte.

Grégoire IX se donne en outre la possibilité d’intervenir partout, et de combattre ses propres ennemis en invoquant la défense de la foi.

L’institution des juges délégués du Saint Siège, ayant l’hérésie pour domaine de compétence exclusive, remonte au plus tôt à 1231.

Au départ, ça vaut surtout pour la ville même de Rome, puis ensuite Grégoire IX commence par donner quelques commissions particulières, notamment pour l’Allemagne du sud, et c’est seulement au printemps de 1233 que l’inquisitio hereticae pravitatis, l’inquisition de la dépravation hérétique, est étendue à l’ensemble de l’Europe.

Chaque inquisiteur ne dépend que du souverain pontife, c’est la manifestation de l’autorité absolue du pape en matière de foi.

Grégoire IX confie l’Inquisition à des membres des ordres mendiants. Les mineurs ou franciscains et principalement les prêcheurs ou dominicains. Et cela tient à ce que ces ordres, récents puisqu’ils sont nés autour de 1220, relèvent directement du pape et surtout par leur spiritualité, par leur mode de vie, les membres de ces ordres sont bien adaptés au combat contre l’hérésie. Ils en connaissent bien les milieux, dont ils sont eux-mêmes issus très souvent, et en outre les dominicains reçoivent, ce fut la volonté du fondateur Saint Dominique, une solide formation intellectuelle qui les met à même d’identifier clairement toutes les entorses doctrinales à l’orthodoxie. Et enfin, les mendiants possèdent ou présentent une mobilité, puisqu’ils ont pour mode de vie la prédication itinérante, et cette mobilité leur confère une grande indépendance à l’égard des pouvoirs locaux, une forme si l’on veut d’extra-territorialité qui leur permet d’échapper aux alliances et aux pressions locales.

Pour le Languedoc du XIII ème siècle, la mise en place et le fonctionnement de l’inquisition sont bien connues, grâce à des sources abondantes, c’est à dire tous les registres des inquisiteurs que nous avons conservés. Ils sont nombreux et assez originaux. S’ajoute des copies qui ont été faites au XVII ème siècle pour le roi, qui se trouve dans la collection Doat à la bibliothèque nationale, et donc on a là un corpus très considérable qui nous permet de bien connaître l’inquisition languedocienne, celle dont je parlerai pour l’essentiel puisque je ne peux pas étudier bien sûr ce soir en un temps relativement bref l’Inquisition dans tous les pays d’Europe.

Alors, l’Inquisition, ce qu’il faut savoir d’abord, c’est que c’est une juridiction d’exception. En matière d’hérésie, l’inquisiteur, qui est le juge délégué du pape, bénéficie de la plenitudo potestatis de ce dernier et il juge donc sans appel, puisqu’il ne pourrait y avoir que un appel au pape mais comme l’inquisiteur c’est le pape lui-même, donc d’une certaine façon, juridiquement parlant, il juge sans appel. Surtout, puisque l’Inquisition a pour champ de compétence des crimes qui portent atteinte à la majesté divine et qui compromettent le salut et la vie éternelle de tous les chrétiens, son action déroge à tous les droits. On ne peut lui en opposer aucun. Et de ce fait, on voit bien que l’Inquisition déroge au droit coutumier établi dans les villes après de longues luttes.

Elle ignore aussi les règles judiciaires usuelles. Elle introduit dans le monde urbain un droit qui ruine les franchises reconnues aux bourgeoisies méridionales. En effet, certains membres de ces bourgeoisies étaient associés à la justice de leur seigneur, pour les enquêtes et pour les sentences, ce qui leur offrait évidemment des garanties.

Or, les citoyens des villes sont exclus du tribunal inquisitorial, l’inquisition donc met en jeu les vies, les privilèges et les biens hors de tout contrôle, dans un arbitraire parfait.

Aussi, dès les premières actions de l’Inquisition, les toulousains protestent-ils contre ce qu’ils estiment être un déni de justice, c’est-à-dire le non respect des formes judiciaires traditionnelles, en vain d’ailleurs, certains d’entre eux n’en sont pas moins brûlés.

Et à cela s’adjoint l’absence de publicité des débats. En effet, à la procédure accusatoire, orale et publique, est substituée une poursuite d’office, totalement secrète, ce qui supprime toutes les garanties dont bénéficient normalement les accusés.

Les débats se tiennent à huis clos, l’assistance d’un avocat est refusée aux prévenus, et ces derniers ignorent les noms des témoins qui ont déposé à charge contre eux. Ils sont seulement invités à nommer leurs ennemis, afin d’éviter des dénonciations calomnieuses suscitées par des inimitiés personnelles ou des querelles de voisinage comme il en a toujours existé.

Le secret de la procédure répond à plusieurs visées. L’une d’elles est sans doute d’entretenir une psychose d’inquiétude, voire d’angoisse, parmi les justiciables et d’amener les amis et protecteurs des dissidents à se désolidariser de ceux-ci. Une autre raison, je crois, est d’éviter les violences contre les délateurs, parce-que tout de suite évidemment il y a des représailles contre les délateurs.

Or l’inquisition fait obligation aux chrétiens de dénoncer les hérétiques, s’ils en connaissent. Il y va de leur salut. S’ils ne le font pas, bien sûr, leur salut est compromis et cela est répété chaque dimanche dans les paroisses en Languedoc, à partir de 1229.

Les représailles donc contre les délateurs, je le disais, ne se font pas attendre et il est clair que le secret de la procédure a aussi pour finalité de protéger les informateurs du tribunal pontifical.

La violence imputée aux inquisiteurs tient donc à la nature même de l’Inquisition et à la rupture qu’elle introduit dans le droit coutumier, d’autant que l’expérience prouve très rapidement que si on s’oppose à l’action des inquisiteurs, on se trouve par eux qualifié hérétique et l’on devient justifiable comme tel.

Les premiers inquisiteurs en outre se livrent à des actions qui bouleversent ce qu’on pourrait appeler le champ anthropologique de l’époque. Ils procèdent à des procès posthumes et font exhumer les restes des défunts condamnés, les font porter en procession dans les villes et puis ordonnent de les brûler, puisque des hérétiques ne peuvent être ensevelis en terre chrétienne ni connaître le repos éternel.

Alors, cette rupture du respect dû aux morts, qui est logique du point de vue des inquisiteurs, suscite de vives réactions puisqu’on le sait bien, dans les sociétés anciennes et encore de nos jours, le respect des morts est quelque chose de tout à fait fondamental. Et à titre d’exemple, je me bornerai à évoquer ici par exemple le mythe d’Antigone ou dans la Bible le livre de Tobie.

Donc, l’action des inquisiteurs contre les hérétiques morts impénitents suscite un véritable traumatisme chez leurs parents et amis, et à cela s’ajoute d’ailleurs le fait que les condamnations posthumes s’assortissent d’une pénalité matérielle rétroactive considérable car les biens des condamnés sont alors confisqués. Et c’est précisément une exhumation de ce genre, ordonnée par l’inquisiteur Arnaud Cathala qui suscite à Albi, au printemps 1234, une révolte des bourgeois de la ville.

A la même époque, une autre révolte éclate à Narbonne où les consuls du bourg réclament le retour au droit usuel.

Et à Toulouse, l’action des inquisiteurs qui procèdent aussi à des abattis de maison. Il s’agit en quelque sorte de purifier un lieu pollué par l’existence des dissidents ou par ces cérémonies de la dissidence, et puis c’est en même temps une forme de dissuasion pour que tout dissident ou ami des bonshommes sache qu’il s’expose à voir détruire sa maison. L’abattis de maison, dont on sait qu’il se pratique encore dans notre siècle, hélas, procède du droit romain. Ce n’est pas quelque chose de nouveau à cette époque.

Mais les abattis de maison, joints aux procès posthumes et aux autres procès, finissent par susciter la révolte des toulousains qui expulsent les inquisiteurs et les prêcheurs de la ville à l’automne 1235. Il y a un phénomène notable dans ces révoltes, aussi bien à Toulouse, qu’à Narbonne et à Albi, c’est que la révolte affecte un caractère oligarchique et non pas populaire.

Mais il est certain que dès ce moment en milieu urbain, la lutte contre l’hérésie nourrit l’hérésie en ralliant à celle-ci de bons catholiques qui se jugent opprimés dans leurs activités et leurs privilèges.

Les enquêtes générales contre l’hérésie se développent en Languedoc, après 1240, en raison d’un nouveau contexte politique.

En effet, vous le savez sans doute, en 1240, l’ancien vicomte d’Albi, Béziers et Carcassonne, Trencavel, se révolte, puis en 1242, le comte de Toulouse, Raymond VII, se révolte contre le roi de France, et à la suite de ces révoltes et après la chute de Montségur, le dernier réduit de la dissidence en mars 1244, sont lancées des enquêtes générales dans le Languedoc.

Ainsi, Jean de Saint-Pierre et Bernard de Caux en 1246-1247, font-ils comparaître devant eux, peut-être 25.000 personnes qui en évoquent près de 50.000 autres.

Or, ce n’est pas la totalité de la population des paroisses concernées. Ne sont cités en fait à comparaître devant les inquisiteurs que les suspects d’hérésie et pas les autres habitants. Les curés des paroisses sont là évidemment pour indiquer aux inquisiteurs les sympathisants des bonshommes et les bons catholiques, pour leur permettre de trier le bon grain et l’ivraie. Les curés de paroisse sont les auxiliaires normaux de l’Inquisition.

Il reste que si Jean de Saint-Pierre et Bernard de Caux ne convoquent pas devant eux tous les habitants du Toulousain, les mailles du filet étendu sur la région sont resserrées et que peu d’hérétiques ont chance de lui échapper.

On peut noter aussi, entre 1240 et 1244, l’utilisation par l’inquisiteur Ferrer des bons hommes convertis, ceux qu’on appellerait aujourd’hui des repentis, à propos de certains milieux. Il en exploite les aveux étendus, procédé très efficace, ainsi un peu plus tard, vers 1250, un membre important du clergé de la dissidence, Sicard d’Ambres ou de Lunel, dénonce-t-il à lui seul cinq cent trente huit sympathisants de la religion des bons hommes, répartis entre une dizaine de lieux du Quercy, et une trentaine de l’Albigeois. On saisit ainsi toute l’importance de l’utilisation des bons hommes retournés.

Vers 1250, après une quinzaine d’années d’exercice, l’inquisition a mis au point une véritable technologie judiciaire qui en fait un tribunal redoutable.

Ce qui rend l’inquisition redoutable, ce sont des armes nouvelles, au caractère moderne pour l’époque. Et d’abord, l’établissement de manuels, qui définissent les prérogatives de l’inquisiteur, qui éclairent aussi, à l’aide de cas et de consultations antérieures, les problèmes qui peuvent se poser à lui. Les manuels indiquent aussi les formulaires de la procédure, la marche des interrogatoires, les questions à poser au suspect, et il comporte souvent aussi l’exposé de la doctrine et des pratiques des hérétiques. En quelque sorte, il capitalise les expériences et sont pour les inquisiteurs d’une utilité fondamentale.

Un des premiers manuels semble avoir été élaboré par Saint Raymond de Penyafort vers 1242, et puis un second, un peu plus tard, deux ou trois années plus tard dans le Narbonnais.

Une chaîne d’ouvrages de plus en plus développée aboutit ensuite vers 1323 à la pratique de l’inquisition, Practica Inquisitionis de Bernard Gui, un traité raisonné, fortement structuré et exhaustif.

Par ailleurs, l’usage de papier de chiffon, moins cher que le parchemin, et qui se généralise, permet aux inquisiteurs de constituer des archives écrites, une mémoire de l’Inquisition. Ces archives sont souvent abondantes parce que la logique du tribunal implique en effet que le prévenu dise tout ce qu’il sait à propos de l’hérésie, sinon il est exclus de la pénitence et du rachat, avec les conséquences qui s’en suivent. Déposer, c’est donc dénoncer ou en tout cas dire tout ce qu’on sait.

L’Inquisition se constitue ainsi des fichiers étendus et elle met en oeuvre des techniques relevant de la rationalité universitaire de l’époque pour les rendre opératoires dans le domaine inquisitorial. Par exemple, des mentions marginales permettent le repérage des faits qui constituent des délits pour les inquisiteurs : la révérence aux bons hommes, la participation au consolamentum. Et puis ces registres comportent aussi des tables récapitulatives où figurent les noms de toutes les personnes mises en cause par les divers déposants, et puis ces noms sont regroupés par village et par bourg.

Les interrogatoires d’un même prévenu, effectués éventuellement à des dates diverses, sont eux-mêmes regroupés, ceux des prévenus d’un même lieu le sont également, ce qui permet des comparaisons, des recoupements.

Les inquisiteurs ont donc à leur disposition des fichiers très complets de suspects. Ils disposent d’une mémoire infaillible et implacable et ils sont à même de vérifier si les déclarations des témoins correspondent aux dires de leurs co-accusés et éventuellement à leur propre énoncé à d’autres audiences.

Ces données sont extraordinairement précises. Je ne vais pas multiplier les exemples, un seul suffira. En 1306, l’inquisiteur Geoffroy d’Ablis, consultant les livres de ses prédécesseurs, peut établir qu’un habitant de Pezens qui est un village du Lauragais, a comparu le 31 mars 1250 devant l’évêque de Carcassonne pour raison d’hérésie.

L’existence de cette mémoire qui pèse évidemment lourdement sur les justiciables éventuels, est aussi une garantie, parce que par recoupement et vérification les inquisiteurs ont le moyen de détecter les dénonciations calomnieuses dont je parlais tout à l’heure, et ainsi Bernard Gui punit-il sévèrement des délateurs indélicats. Cependant, l’Inquisition, disposant d’une information massive et à même de la traiter facilement, possède la capacité potentielle de contrôler la quasi totalité de la population.

On peut dire que la mise en oeuvre de l’écrit par l’Inquisition constitue pour l’époque une révolution analogue à celle de l’informatique au XXI ème siècle. Et d’ailleurs, cette évidence a conduit les méridionaux à tenter d’enlever et détruire les registres des inquisiteurs, avec l’illusion sans doute que la disparition de ces instruments essentiels arrêterait les poursuites inquisitoriales. Mais bien entendu, les inquisiteurs font dresser plusieurs copies des interrogatoires qu’ils conduisent et les mettent en lieu sûr.

Les inquisiteurs, à la preuve testimoniale liée aux dires convergents de deux accusés, de deux témoins, préfèrent toujours l’aveu des accusés. En effet, avant de punir, l’Inquisition a pour but de convertir. Et si le coupable effectue une confession, le terme est à la fois juridique et liturgique si je puis dire, son ambivalence est expressive, donc si le coupable effectue une confession pleine et entière, elle entraîne pénitence et absolution.

L’inquisiteur se veut confesseur avant d’être juge. Il souhaite remettre les âmes égarées dans voie du salut. Et il est intéressant de voir d’ailleurs à cet égard que les mêmes auteurs, par exemple Saint Raymond de Penyafort, compose des manuels d’inquisiteur et des manuels de confesseur, ce qui montre la complémentarité de la discipline et de la pastorale.

L’aveu est évidemment une preuve fondamentale absolue, probatio plenissima, comme on dit à cette époque, et la recherche de l’aveu constitue un progrès de rationalité dans la constitution des preuves.

Mais évidemment elle comporte un revers dans la mesure où l’aveu s’opère sous la contrainte. En effet, l’aveu se situant au coeur de leurs pratiques, les inquisiteurs s’efforcent de l’obtenir des prévenus par divers moyens.

D’abord, l’appareil de justice, parce que face à la majesté du tribunal et à sa réputation de sévérité l’accusé se retrouve seul. C’est une solitude tout à fait exceptionnelle dans une société où l’individu participe généralement d’un tissu dense de solidarité et ne comparaît en justice qu’accompagné de garants et de défenseurs. Donc là, on voit tout de suite qu’il y a quelque chose de neuf et de lourd pour les accusés.

Deuxième moyen de pression, c’est le poids de l’univers carcéral parce qu’un certain nombre de prévenus, pas tous d’ailleurs : on ne distingue pas clairement quelles sont les règles que suivent les inquisiteurs, puis ça dépend de leur personnalité aussi qui intervient, mais enfin un certain nombre de prévenus sont jetés en prison. Et le séjour dans des cachots peu hospitaliers fait évidemment naître le souhait d’échapper à ce contexte au plus vite. Et le séjour dans les cachots donne en même temps au prévenu le temps de récapituler un maximum de données pour ne pas être pris en flagrant délit d’omission.

Les suspects qui persistent à ne rien dire peuvent être soumis à une détention de plusieurs mois ou plusieurs années, éventuellement fer au pied, et Bernard Gui l’auteur le plus complet des manuels d’inquisiteur, dit que la souffrance ouvre l’esprit au prisonnier, vexatio dat intellectum.

Enfin, la torture proprement dite constitue le moyen ultime de pression. Au-delà des nécessités de l’enquête, la torture découle de la définition de l’hérésie comme crime de lèse-majesté divine et de l’héritage du droit romain. L’énormité du crime justifie la violence utilisée.

Naturellement, la torture n’est pas spécifique à l’Inquisition, pas du tout. Elle est normalement appliquée dans les justices laïques et aussi dans les justices du temporel ecclésiastique. Pendant longtemps, en plus, elle n’a pas été autorisée, dire qu’elle n’a pas été utilisée, c’est autre chose, mais en tout cas, c’est le pape Innocent IV, en 1252, qui a autorisé qu’elle soit appliquée aux hérétiques.

Mais l’accusé doit renouveler ses aveux, loin des instruments de torture, trois jours en principe après avoir été soumis à la question. Et là, j’ai parlé évidemment de la torture et c’est normal et inéluctable, mais je crois qu’il faut bien noter que l’emploi de la torture n’est ni fréquent, ni systématique, et que c’est la prison qui demeure le principal moyen de coercition des suspects.

Alors, dans ce système il y a malgré tout une faille grave. En effet, ce système tend à faire dire par les accusés la vérité des juges. Il pousse les prévenus à avouer des faits qui confortent les juges dans leurs attitudes, leurs croyances et leurs fantasmes. Ils savent en effet que s’ils refusent de le faire, leurs aveux seront considérés comme incomplets, témoignant de la persistance en eux d’une perversité intime qui contribuera à maintenir la souillure de la communauté chrétienne et l’attentat contre la majesté divine. Donc, se refuser aux aveux les plus insensés revient à commettre une faute plus grave encore. Au fond, ce mécanisme psychologique que j’essaie d’atteindre ici, on a bien vu malheureusement avec l’affaire d’Outreau qu’il y avait, de nos jours encore, des problèmes similaires. Alors on saisit bien, si vous voulez, comment de tels mécanismes amènent, au début du XIV ème siècle, les templiers à confesser des liens occultes mais effectifs avec le Diable et comment une telle logique conduit plus tard les supposées sorcières à avouer maléfices et méfaits et à laisser croire à la réalité du sabbat.

L’aveu tend moins dans certains cas à porter des faits réels à la lumière qu’à faire proférer aux accusés, au prix d’un travail sur les mots et les consciences, la vérité des Inquisiteurs. Et l’accusé en situation de faiblesse a toutes les chances d’authentifier la vérité de ses juges.

Et on a un très bon exemple de ces mécanismes dans le registre de Jacques Fournier, évêque de Pamiers, pour 1321. Pourtant un homme pondéré, docteur en théologie de l’université de Paris, et qui sera plus tard le pape Benoît XII et qui même d’ailleurs, en tant que cardinal avant d’être élu pape, aura à se prononcer en tant qu’expert sur la véracité d’un certain nombre de procès de l’Inquisition à Carcassonne et qui les jugera non veras, mais voilà ce qu’on trouve dans son registre.

D’abord je précise qu’autour de 1320 a lieu un ébranlement social durant lequel les juifs et les lépreux servent de bouc émissaire ce qui désamorce les tensions. Et dans ce contexte comparaît devant Jacques Fournier un certain Guilhem Agasse, responsable de la léproserie ou maladrerie de Pamiers. Il a été torturé avant sa première comparution le 4 juin 1321.

Il raconte que les lépreux de tout le Midi se sont réunis, ont décidé de faire mourir tous les chrétiens en empoisonnant sources et rivières. Lui-même a empoisonné les puits de Pamiers. Et ce crime matériel est aussi un crime spirituel parce que les lépreux se sont donnés pour seigneur le roi de Grenade et le soudan de Babylone, après avoir renié la foi du Christ et sa loi.

Il est clair que Guillaume Agasse sait que ce qu’il dit n’est pas vrai, mais il le dit, ce nonobstant, authentifiant les fantasmes de ses juges, car il n’est évidemment qu’une seule vérité, celle du tribunal. Et il n’y a aucune réserve de la part de Jacques Fournier dans le registre sur ces aveux. Apparemment, il les a authentifiés, ce qui montre les problèmes. Mais je veux amener un correctif, on voit donc tous les abus, toutes les dérives qui peuvent se produire dans ce système. L’examen attentif des registres des inquisiteurs montre que dans l’essentiel des cas, les dépositions faites devant le tribunal ne sont pas fabriquées, aléatoires ni arbitraires.

Pour Albi par exemple, où l’on peut suivre la dissidence sur une soixantaine d’années, de 1270 à 1330, les accusés appartiennent véritablement à la dissidence religieuse. Mais on voit bien que le système inquisitorial peut entraîner à des dérives. Il y en a eu assez peu finalement. La seule qui ait été importante, après 1280, a été la dérive d’un inquisiteur de Carcassonne, Jean Galand, qui apparemment était caractériel et donc là il y a le facteur personnel, individuel qui est intervenu mais finalement c’est un cas isolé si je puis dire. Et d’autre part, justement à la suite des abus de Jean Galand, le pape Clément V, au début du XIV ème siècle, a décidé que désormais, les évêques des diocèses où l’on trouverait des hérétiques seraient associés à l’inquisiteur pour l’enquête, pour le jugement et le prononcé des sentences.

Je ne vais pas vous parler des pénalités infligées par l’Inquisition, je dirai simplement qu’à la fin du XIII ème siècle et au début du XIV ème, les sentences sont prononcées lors d’une cérémonie solennelle que l’on appelle sermon général ou encore acte de foi, ce qui est la préfiguration des autodafés ibériques ultérieurs. C’est une cérémonie qui a lieu un dimanche, toutes les autorités constituées sont présentes, et alors on lit aux condamnés leur peine. On commence d’abord par énoncer leurs fautes, leurs culpae et puis on lit leur peine et par catégorie.

Les peines les plus légères sont les peines que l’on dit infamantes, elles consistent dans le port de croix jaunes assez importantes devant et derrière les habits, et il ne faut pas croire que ce type de peine soit tellement léger parce que ça rejette dans la marginalité sociale et ça entraîne aussi un rejet moral et matériel des communautés qui peut aller, on en a des exemples, jusqu’à des voies de fait. C’est à dire qu’à l’instar des juifs, les porteurs de croix sont souvent molestés. Aussi bien les déposent-ils souvent de façon subreptice.

Le port de croix est souvent combiné avec d’autres peines et surtout l’obligation d’accomplir un certain nombre de pèlerinages hors de France : Rome, Compostelle, Cantorbéry, les trois rois à Cologne, mais aussi en France du nord et en France méridionale.

Et dans la région, les plus importants sont : Saint Paul de Narbonne, Notre Dame de Sérignan, Saint Guilhem du Désert, Notre Dame des Tables à Montpellier, Notre Dame de Vauvert, Saint Gilles. Puis ensuite, on s’en va en Provence avec Saint Pierre de Montmajour, Sainte Marie-Madeleine à Saint Maximim, Sainte Marthe de Tarascon et puis Saint Antoine de Viennois un peu plus au nord.

Alors ces pèlerinages, naturellement, doivent être accomplis dans un délai imposé et les condamnés doivent rapporter des lettres testimoniales qui prouvent qu’ils ont accompli leur peine.

L’Inquisition, je l’ai déjà dit, introduit dans l’échelle des peines une nouveauté, c’est la prison, qu’on appelle le mur en Languedoc. Il y a deux types d’emprisonnement : le mur large qui permet de se promener dans la prison, de recevoir des visites et des provisions de bouche, et puis le mur strict, fer au pied, au pain de douleur et à l’eau de tribulation selon la formule, pour des hérétiques qui ont avoué tardivement, ou bien se sont évadés et ont été repris.

Au mur strict, l’espérance de vie est courte. Mais au mur large, on peut vivre, et la documentation le prouve, plus de vingt et même plus de trente ans, puisqu’une femme emprisonnée en 1268 à Toulouse est encore vivante en 1307, trente neuf ans plus tard.

La mort est dévolue aux hérétiques obstinés, impénitents et aux relaps, à ceux qui sont retombés dans l’hérésie après s’être convertis. Ils sont remis alors au bras séculier, c’est à dire au seigneur temporel, qui se charge de l’exécution, en général c’est une exécution par le feu, pour des raisons bien précises, mais on pourra en discuter tout à l’heure si vous le souhaitez.

Le nombre des hérétiques livrés au bras séculier s’avère réduit. Bernard Gui, par exemple, à Toulouse entre 1308 et 1323, prononce 494 condamnations, dont 40 abandons au bras séculier, moins de 10 %.

Parmi ces condamnés à mort, dominent les relaps au nombre de 31, pour 9 impénitents seulement.

Or bien sûr les biens des condamnés à mort ou à la prison sont confisqués. Leur maison est parfois détruite. Les confiscations profitent au roi ou bien aux seigneurs temporels locaux, à charge pour eux de contribuer aux frais et aux dépenses de l’Inquisition et à l’entretien des prisons inquisitoriales.

Les hérétiques sont frappés d’incapacité juridique. Ils perdent la capacité de tester, de contracter, d’acquérir, mais les dettes que des dissidents ont contractées eux-mêmes doivent être soldées, et leurs débiteurs doivent aussi acquitter leur dû au fisc.

Les descendants des hérétiques impénitents, enfants et petits enfants, sont frappés quant à eux d’une incapacité professionnelle ; ils ne peuvent occuper des offices publics.

Le pouvoir des inquisiteurs étant discrétionnaire, ils ont la capacité de relever chacun de sa pénitence et d’accorder des remises de peine. Et c’est le cas de Bernard Gui qui oppose aussi des commutations de peine. Il fait sortir de prison de nombreux emmurés, qui sont astreints en échange au port de croix et aux pèlerinages, et il prononce également des dépositions de croix.

Alors un point je crois sur lequel il est absolument nécessaire d’insister et dont il est nécessaire de bien prendre conscience, c’est que l’Inquisition, lorsqu’on en parle, est toujours considérée comme institution d’église, ce qui est juste assurément. Mais il convient de souligner une réalité fondamentale, évidente bien que souvent non énoncée et négligée, en France méridionale et ailleurs, l’Inquisition ne peut agir qu’avec l’assistance des pouvoirs laïcs. Elle a besoin du concours du prince. Parce que vous comprenez bien que ce n’est pas deux inquisiteurs, trois notaires et puis un groupe de serviteurs qui peuvent imposer, comme ça, leur justice en arrivant dans les bourgs où ils sont en général regardés, pas par tout le monde et je vais le dire, mais par un certain nombre de gens, d’un oeil assez méchant. L’Inquisition, c’est une justice assistée.

Au fond, elle n’a pas de réelle autonomie. Nulle part, les inquisiteurs ne peuvent arrêter ceux qui sont suspects à leurs yeux, tenir leurs assises, juger, faire exécuter leurs sentences, s’ils ne disposent de la force armée, de l’accord et de l’assistance du pouvoir laïc dominant, de ses représentants en particulier. Il existe donc un lien intime entre justice inquisitoriale et pouvoir d’Etat, parce que l’unité religieuse, je l’ai déjà dit, est un fondement essentiel de la monarchie.

Dans le Midi languedocien, la conjonction de l’Etat capétien et de l’Inquisition se manifeste dès l’origine. Avant de partir pour la croisade dans le Midi, en avril 1226, Louis VIII promulgue une ordonnance qui entérine le droit canon concernant les hérétiques. En d’autres termes, le droit de la monarchie, sur le plan de l’hérésie, absorbe ainsi celui de l’église.

Quelques jours après le traité de Paris, en avril 1229, est prise l’ordonnance dite cupientes qui impose à tous les sujets du roi de rechercher et de dénoncer sans retard les hérétiques.

Cette mesure généralise la procédure inquisitoire à l’égard des dissidents dans le royaume de France, en constituant tous les officiers du souverain, mais aussi tous les habitants du royaume, en agents de la justice spirituelle, confondue avec la temporelle.

Et cette collaboration de la puissance monarchique et de l’église pour l’extinction de la dissidence ne se dément pas après la mise en place de l’inquisition pontificale.

Le souverain capétien a tout intérêt, en effet, à la réduction des poches de résistance spirituelle qui pourraient se muer en zones d’irrédentisme politique.

Et au XIII ème siècle, le combat contre l’hérésie fournit aux «autorités» un prétexte d’intervention au coeur des communautés traditionnelles et vient faire exploser des noyaux sociaux, familles, villages, oligarchies urbaines nobiliaires, dont la solidarité aurait autrement rendu la soumission difficile, voire impossible.

Ainsi, en déstructurant toutes les composantes de la société méridionale, l’Inquisition contribue à faire éclater les cadres politiques préexistants hérités de l’époque féodale. Elle favorise, en d’autres termes, l’instauration en Languedoc d’un nouveau pouvoir, le pouvoir monarchique.

Et l’accession d’Alphonse de Poitiers au comté de Toulouse, en 1249, confère à l’Inquisition sa meilleure assise. Sans doute la solidarité de la monarchie de l’Inquisition se distend-elle progressivement un peu plus tard, à la fin du XIII ème siècle, à l’époque de la querelle entre Boniface VIII et Philippe Le Bel, et les villes qui se sont révoltées contre les inquisiteurs sous la conduite du franciscain Bernard Délicieux, un montpelliérain d’ailleurs, tentent alors d’exploiter la conjoncture, c’est à dire l’opposition qu’il y a entre le roi et le pape. Mais l’unité structurelle de deux pouvoirs se révèle, à la fin de 1303, dans le refus de Philippe Le Bel qui est venu dans le Midi d’élargir les emmurés de Carcassonne, même s’il adoucit leur sort. Le roi n’aime pas les hérétiques et les rebelles, et ne peut les aimer, ce n’est pas un fait affectif, mais une donnée politique essentielle.

Ainsi en Languedoc, au XIII ème siècle, l’Inquisition n’est pas l’instrument direct du pouvoir capétien, mais elle en est l’instrument objectif. Elle ne peut oeuvrer qu’avec l’appui constant des officiers royaux et joue un rôle fondamental dans le passage de la région sous le contrôle monarchique. A cet égard, vaut la peine de noter que si les inquisiteurs du Languedoc au premier temps de l’office sont tous des méridionaux, ils viennent majoritairement du nord après 1250.

Par ailleurs, les incidences politiques générales de l’Inquisition ne sont pas minces. Elles jouent un rôle majeur en instaurant et en faisant respecter une loi et une justice dont la validité ne se borne pas à une communauté territoriale étroite, mais qui possède une portée générale, parce qu’elles sont de droit divin.

L’Inquisition instaure un espace judiciaire unifié. Elle impose à des villes qui avaient chacune leurs normes particulières, parce qu’elles étaient des mailles élémentaires d’un monde politiquement éclaté, une vérité unique et une justice uniforme.

L’Inquisition donc, créé et fait comprendre qu’il existe un droit général au-dessus de la mosaïque des droits locaux et que ce droit prévaut. Et elle le manifeste beaucoup plus concrètement que l’église antérieure, qui participait elle-même pas mal de l’éclatement politique féodal. Car l’Inquisition organise des cérémonies théâtrales et solennelles : les sermons généraux, où elle manifeste justement l’unicité de la vérité.

L’Inquisition n’agit pas, en l’occurrence, dans l’indépendance du pouvoir monarchique, car elle ne le pourrait pas, mais en plein accord avec lui et en corollaire, constituant le droit urbain en droit subordonné, elle ouvre la voie à une autre voie générale, à une autre norme supérieure, et à une autre justice, celle du roi qui lui sont d’ailleurs apparentées puisqu’elles ont leur source dans une personne sacrée tenant son autorité de Dieu, et veillant à l’ordre pour le salut de tous.

Je me résume : le déploiement de la justice inquisitoriale commence d’oblitérer les particularismes des temps féodaux, et substitue ou plutôt instaure, pour la réduction des altérités une justice supérieure, structurée et organisée. Et cette évolution, enfin ce que je vous dis, est tout à fait corroboré par ce qui se passe à la fin du moyen-âge, puisqu’à la fin du XV ème siècle, quand l’église, à bien des égards, dans le cadre du gallicanisme, relève du souverain, les délits de foi passent dans la compétence des tribunaux royaux.

Au XVI ème siècle, les parlements confisquent les procès de sorcellerie et les procès contre les réformés. Et donc, tout ceci montre, je crois, le caractère ambivalent dès l’origine de l’Inquisition, dont l’impact a des effets politiques autant que religieux, mais c’est un fait normal, car au Moyen-Age, la religion est coextensive et consubstantielle à la société, comme je l’ai déjà dit.

Une question fondamentale demeure, c’est celle de savoir si la répression judiciaire a vaincu la dissidence. Et pour répondre à cette question, on peut tenter de mesurer d’abord l’impact de l’Inquisition, entre 1229 et 1329, dans le champ géographique du Languedoc.

L’impact quantitatif de l’Inquisition, dans cet espace et pour cette période bien sûr, demeure difficile à mesurer, car on n’a pas conservé toutes les archives des inquisiteurs, même si comme je vous le disais, on en a beaucoup. Les estimations sont donc forcément approchées, même si l’on peut estimer qu’on parvient à des indications tendancielles exactes.

Alors je crois qu’il faut tenir compte ici d’une donnée fondamentale, c’est celle du champ social de la dissidence des bons hommes. La religion des bons hommes, de haute élévation spirituelle, c’est un évangélisme, un évangélisme fondamentaliste même, mais qui est relativement abstrait, parce que cette religion rejette tous les éléments sensibles auxquels s’attache, à l’époque, la religiosité populaire : les églises, les images, les chants liturgiques, le culte des saints et des morts, et les reliques. Et cette analyse interne comme celle d’ailleurs de son recrutement sociologique montre qu’il s’agit d’une religion des élites, fortement minoritaire, par conséquent. La proportion des adhérents des bons hommes oscille en ville entre 2,5 et 5 % de la population, et elle atteint au maximum, là c’est vraiment son maximum, 15 % dans certains bourgs du Lauragais. A Albi, entre 1285 et 1329, l’Inquisition arrête 58 croyants des bons hommes, soit à peu près 0,2 % des albigeois ayant vécu durant cette période.

En quinze ans, je l’ai dit tout à l’heure, Bernard Gui envoie 40 personnes au bras séculier : 4 béguins, 7 vaudois, 39 adeptes des bons hommes. En tout état de cause, il semble que les bûchers consécutifs à l’action de l’Inquisition, toujours allumés par les puissances séculières, je le rappelle, ont sans doute causé moins de morts en un siècle que ceux de la croisade contre les albigeois à Minerve, à Lavaur, aux Cassés, etc…

Il est possible, mais ça ce sont des chiffres qui n’ont pas de valeur absolue mais c’est pour donner des ordres de grandeur, qu’en Languedoc sur un siècle, 15 à 20.000 personnes aient fait l’objet d’une attention spéciale des inquisiteurs.

Même si on double ce nombre, il ne représente pas plus d’1 à 1,5 % de la population globale du Languedoc à l’époque, quatre générations de 800.000 personnes, peut-être 1.000.000 de personnes, soit au total entre 3.200.000 et 4.000.000 de personnes. Même si l’on double encore les nombres, la proportion de la population directement concernée reste faible.

L’évaluation de l’impact de l’Inquisition toutefois, ne peut se limiter à une mesure quantitative qui est forcément réductrice. Il faut tenir compte de la menace, de l’inquiétude, de l’angoisse que sa présence suscite et que les nombres ne traduisent pas.

Alors déjà, je noterai que l’efficacité de l’Inquisition, quant à l’extinction de l’hérésie, s’avère très supérieure à celle de la croisade, parce que les bûchers dressés par les croisés n’ont pas fait reculer la dissidence. D’autant que face à l’armée de la croisade, tous les méridionaux se sont sentis concernés collectivement et ont résisté solidairement, quelques fussent leurs clivages internes.

Le jeu de l’Inquisition par rapport à celui des croisés a le mérite de la subtilité. Au lieu de renforcer les solidarités, elle les détruit en isolant les inculpés, en opérant en quelque sorte ce qu’on appellerait des frappes chirurgicales. Elle ne met en cause que certaines personnes, certaines familles dont les autres se désolidarisent, par crainte sans doute, mais aussi par souci de rester intégré à leur communauté traditionnelle.

L’Inquisition, de même, recherche systématiquement l’anéantissement du clergé hérétique. Elle pourchasse les bons hommes et les élimine. Il n’en subsiste que quelques uns après 1290, et le dernier, Guillaume Bélibaste, est brûlé le 24 août 1321, jour de la Saint Barthélémy, à Villerouge-Termenès. Or, il ne peut y avoir, bien sûr, d’église sans clergé.

Alors, il est certain par ailleurs que l’Inquisition suscite la peur. Elle fait d’ailleurs de la dissidence une religion clandestine après 1230. Mais il n’est pas du tout certain que l’ensemble de la société subisse un ébranlement psychologique du fait de l’existence de l’Inquisition.

On a trop si vous voulez et en d’autres termes, comparé l’Inquisition à des totalitarismes contemporains. Je crois que c’est une comparaison qui ne vaut pas raison.

Rappelons, une fois encore, que la population languedocienne dans sa très grande majorité, ne manifeste aucune sympathie pour la dissidence et que la résistance à l’Inquisition n’est pas un fait populaire. Les archives, les documents sont très clairs là-dessus.

Les clivages sociaux doublent, en effet, les clivages spirituels, et les uns et les autres jouent à l’encontre d’une solidarité globale des languedociens face aux inquisiteurs.

C’est pourquoi d’ailleurs, toutes les révoltes suscitées par l’Inquisition tournent court. Ce ne sont pas des mouvements de masse, mais des émeutes qui rassemblent essentiellement des oligarques. Et la dichotomie spirituelle et sociale opposant la part des élites acquises à la dissidence, l’énorme majorité des méridionaux demeurés fidèles à l’orthodoxie, avec l’appui du pouvoir capétien, constitue l’un des facteurs essentiels du fonctionnement de l’Inquisition. Il faut bien sûr l’appui des sergents royaux, etc… Mais le roi délègue quinze sergents, ce serait insuffisant pour résister aux attaques d’une population toute entière. Mais il n’y en a jamais eu, et il n’y en a pas eu parce que l’énorme majorité de la population demeurait acquise à l’orthodoxie et aux inquisiteurs.

Et il faut, je crois, réévaluer à ce sujet la portée des sermons généraux, des actes de foi. Ces cérémonies ont souvent été interprétées comme le moyen d’une politique de l’effroi, destinée à terroriser la foules et à faire craindre la toute puissance des inquisiteurs.

Le sermon général est cela, mais il tout autre chose. Par le rachat des pénitents et l’élimination des impénitents, il marque la fin de la fracture religieuse introduite par l’hétérodoxie. Il répare l’offense faite à Dieu, il restaure l’alliance avec le Seigneur compromise par ce péché horrible qu’est l’hérésie.

Le sermon général, c’est une cérémonie pénitentielle et purificatrice qui renouvelle la cohésion de l’assistance autour d’une positivité majeure, celle du salut et de la vie éternelle. Et ce sens du sermon général s’exprime d’ailleurs dans le fait que les assistants bénéficient d’indulgence.

Des mécanismes sociologiques se conjuguent, en l’occurrence avec les données religieuses, en identifiant et en rejetant les déviants, incarnation d’une altérité négative. L’Inquisition ramène la collectivité à l’unité, à l’ordre, à l’harmonie. Et la communauté des assistants et son identité sont renforcés par le rituel d’exclusion et une forme d’assimilation au pouvoir, à sa force et à sa puissance.

On peut donc augurer que le sermon général, voire le bûcher des hérétiques, ne sont pas pour la très grande part de la population qui y assiste, un spectacle terrifiant, même si, bien sûr, ils produisent quelque effroi.

La foule n’y vient pas sous l’effet de la contrainte mais pour y retrouver son unité et l’espérance du salut. Et c’est pour elle une fête qui se termine dans la liesse.

Alors une tentative de pénétration psycho-sociologique du phénomène inquisitorial montre, je crois, qu’il n’était pas du tout ressenti au Moyen-Age comme on peut, ou comme on pu le concevoir plus tard, comme une sorte de phénomène monstrueux terrorisant les foules.

Et un problème fondamental demeure, que j’ai déjà posé mais je me répète : l’Inquisition a-t-elle vaincu la dissidence religieuse, qui disparait en Languedoc après 1330 et qui se trouve d’ailleurs déjà pratiquement éteinte après 1310 ?

Se pourrait-il, en d’autre termes, que la violence, hors de tout génocide, ait triomphé d’une foi ? Et bien je crois que ce serait pratiquement le seul exemple dans l’histoire.

Au demeurant, la répression inquisitoriale n’a pas frappé tous les partisans de la dissidence. Pourquoi ceux qui n’ont pas été poursuivis alors disparaissent-ils ? C’est que je crois que dans l’effacement de la dissidence interviennent des facteurs étrangers à l’Inquisition. Bien sûr, il ne faut pas minorer l’impact de cette dernière, mais il ne faut pas non plus le majorer.

La dissidence s’effondre d’abord parce que ses bases sociologiques et religieuses disparaissent dans un contexte nouveau : celui de la présence capétienne en Languedoc et celui de l’aggiornamento de l’église.

En effet, tous les indicateurs montrent la crise des fortunes de la petite noblesse dans la seconde moitié du XIII ème siècle. Or c’était un des milieux porteurs de la dissidence. Son asphyxie entraîne l’effacement de la dissidence. Ou bien cette petite aristocratie disparait, ou bien elle trouve son salut dans le service du roi, administratif ou militaire, ce qui proscrit, évidemment, sa persévérance dans l’hérésie.

Le patriciat urbain, second pôle social de la dissidence, tend, quant à lui, à déserter l’hérésie. En premier lieu, il fait l’objet d’une reconquête pastorale par les mendiants. L’action de ceux-ci, en particulier les prêcheurs, ne se borne pas, en effet, à la répression. On peut en évoquer rapidement les lignes de force. Les mendiants proposent aux élites citadines de nouvelles formes de prédication, une parole correspondant à leur culture, construite et directe, exprimée en langue vernaculaire, une parole de rencontre et d’échange. Ils ouvrent aussi des voies nouvelles pour la pénitence. Celle-ci perd son caractère public, fait que manifeste l’essor de la confession auriculaire, pour devenir une contrition personnelle. Les obligations des fidèles n’en sont pas moins fortes mais elles échappent désormais à la contrainte externe, et elle se déplace, si vous voulez, du plan social à celui de la conscience individuelle. Et cela résout en partie les contradictions qui pouvaient exister entre les principes ecclésiastiques et les pratiques professionnelles en milieu urbain, d’autant que l’insistance mise sur le purgatoire permet aux pécheurs éventuels un possible rachat et ouvre à tous l’espoir du salut.

Par ailleurs, la théologie positive enseignée dans les universités, qui valorise a nature et le monde concret comme pensée de Dieu, correspond beaucoup mieux au dynamisme des élites que le discours des bons hommes qui rend Dieu absent de l’univers visible et développe une spiritualité étrangère à l’émotion charnelle et sensible, aux antipodes justement des évolutions nouvelles de l’orthodoxie qui abandonne totalement le mépris du monde. Je citerai simplement par exemple le cantique Frère Soleil de Saint François qui montre donc un rapport au monde et à la nature, totalement différent de celui qui était cultivé dans les cloîtres, au XII ème siècle encore, et par Innocent III lui-même qui a écrit un traité du mépris du monde.

De plus les ordres mendiants, à la différence des ordres monastiques anciens qui étaient réservés aux fils de l’aristocratie, constituent un lieu de rencontre et d’intégration des fils des couches supérieures de la bourgeoisie et des fils de la noblesse. Ils donnent ainsi aux premiers la possibilité d’accéder aux dignités ecclésiastiques, antérieurement réservées aux membres de l’aristocratie, et ils leur ouvrent aussi la possibilité de bénéficier d’une auréole religieuse, d’une auréole de sacralité si l’on peut dire, exprimant la réussite sociale totale.

Ainsi on voit bien que par les réponses qu’ils offrent aux problèmes spirituels et sociaux qui ont contribué à faire naître l’hérésie, les ordres mendiants opèrent dans l’église un aggiornamento fondamental.

Et, d’ailleurs, suivant sur certains points la simplicité de la prédication, la pauvreté, l’ascèse, la voie ouverte par les bons hommes, ils ramènent à l’orthodoxie des élites que rien n’oppose plus à l’église et pour lesquels il est plus facile, bien entendu, de vivre dans une structure porteuse que dans le malaise d’une clandestinité dangereuse.

Et on constate ainsi, dans la seconde moitié du XIII ème siècle, le ralliement à l’église de très nombreuses familles dissidentes et l’entrée de leurs fils chez les mineurs ou les prêcheurs.

Autre fait, j’en terminerai pratiquement par là, la multiplication par exemple aux Jacobins de Toulouse, mais aussi dans les églises des autres ordres nouveaux, de chapelles funéraires où sont ensevelis les défunts des grands lignages de l’oligarchie toulousaine, traduit le retour à l’orthodoxie d’un milieu, longtemps acquis à la dissidence, et démontre l’efficacité d’un apostolat bien accordé à la société nouvelle.

On ne saurait enfin d’ailleurs négliger d’autres aspects de la révolution pastorale du XIII ème siècle et notamment l’enrichissement et la structuration forte de la vie paroissiale en Languedoc au XIII ème siècle. Les statuts synodaux et les visites pastorales des évêques font alors beaucoup pour l’amélioration et la régularité de la vie religieuse, et avec l’essor des confréries, cette évolution concourt à l’élaboration d’un tissu spirituel où la dissidence a moins d’espace pour s’insérer, même si l’exemple bien connu de Montaillou atteste que les normes de la vie religieuse sont loin d’atteindre la perfection dans tous les domaines.

Ainsi, l’évolution des cadres sociaux, politiques et religieux en Languedoc, au cours du XIII ème siècle, joue-t-elle autant et davantage sans doute que la répression inquisitoriale pour l’extinction de la dissidence.

Alors je conclurai en disant que l’histoire de l’Inquisition en Languedoc au XIII ème siècle montre bien qu’on ne conçoit pas alors que la vérité puisse s’imposer par sa seule force, et que l’on juge indispensable pour le salut commun de la faire triompher par la contrainte, et au besoin par la violence. Cependant, les faits ne sont pas aussi simples qu’on les a souvent présentés.

L’Inquisition n’est pas née simplement pour sauver l’église, la chrétienté et la société d’un désordre anarchique, elle n’est pas non plus une institution qui multiplie les bûchers et soumet à l’arbitraire et à la terreur l’ensemble de la population languedocienne.

A ses origines, elle participe de l’affirmation du magistère universel du souverain pontife et de son rôle de premier défenseur de la foi, mais elle s’inscrit aussi dans la tentative des papes de fonder sur leur autorité spirituelle une primauté politique. L’instrumentalisation de l’hérésie et l’instauration de l’Inquisition entrent ainsi dans un système que l’on a pu qualifier de la théocratie pontificale.

L’Inquisition, dont les visées spirituelles sont indéniables, constitue aussi le moyen pour le pape d’intervenir partout contre ses ennemis temporels, ratione hereticae pravitatis.

En Languedoc, l’Inquisition s’affirme redoutable par la modernité de ses techniques, largement inspirées par les pratiques universitaires, les modalités de son action s’avèrent ambigües. Le fait qu’elle déroge à tout droit, le caractère secret de sa procédure, la recherche de l’aveu par tous les moyens prêtent aux excès.

Toutefois, l’exhaustivité et la rationalité de ses enquêtes offrent quelques garanties aux prévenus. Elle ne frappe pratiquement que les élites, ce qui borne son impact numériquement et socialement. Elle ne soulève donc pas contre elle l’hostilité de la population et bénéficie de l’appui de sa part la plus importante qui se reconnaît dans les cérémonies de pénitence et de salut qu’elle organise. Elle serait sans doute paralysée sans cette adhésion majoritaire et sans le soutien constant de la monarchie.

En effet, institution d’église, l’Inquisition n’est pas vraiment autonome, elle ne peut intervenir qu’avec l’accord du pouvoir de l’Etat. Ce dernier ne lui refuse pas sa collaboration car elle le sert en déstructurant certains cadres du monde féodal. Elle favorise en Languedoc le jeu d’un nouveau pouvoir, le pouvoir royal.

L’histoire de l’Inquisition met en évidence un trait spécifique de la civilisation médiévale : la connexion étroite, l’intimité forte des données religieuses et des faits politiques, et leur interaction constante. L’unité de foi constitue le lien fondamental de tous les éléments qui forment la chrétienté occidentale. Au centre de celle-ci, c’est-à-dire à Rome, on la pense comme fondement d’une unité politique réalisée éventuellement sous l’autorité du pape, et les princes, quant à eux, la considèrent comme la base de leur Etat.

Au-delà d’antagonismes conjoncturels, il en résulte une solidarité des pouvoirs, le temporel et le spirituel, pour maintenir l’unité de foi par tous les moyens.

Il reste que l’Inquisition n’est que partiellement responsable de la disparition des hérétiques albigeois. Dans le Midi de la France, la dissidence s’efface d’abord du fait de ses défaillances internes, et un juste bilan doit souligner que, bien davantage que la répression inquisitoriale, c’est la pastorale des mendiants qui en Languedoc a vaincu l’albigéisme et rétabli la paix spirituelle.