Sur les Cathares et sur l’Inquisition

Les « mythes historiques » ont la vie dure: il s’agit de donner une vision globale d’un thème ou d’une période ou encore d’un événement qui permet de classer les Bons et les Méchants. Le western en est un, faut-il classer les Cathares et l’Inquisition dans la liste de ces mythes à la dent dure?
Les « cathares » ont bien existé mais le phénomène cathare qui s’affiche sur l’autoroute A9 ou à propos de châteaux, vraies « citadelles du vertige » mais qui n’ont rien de « cathare », encore moins de « New Age » façon Da Vinci code! Les mythes historiques recueillent toutes les modes et renseignet plus sur le présent que sur le passé. Nous avons aujourd’hui besoin des cathares voire de l’Inquisition pour légitimer notre rejet d’une Église qui en 21 siècles prête bien sûr le flanc à toutes sortes de critiques qui ne répondent jamais à la question, comment a-t-elle pu traverser les siècles si elle n’est « que » cela? Toutes les institutions aujourd’hui sont fragiles car portées par des hommes faillibles et on se demande comment elles dures: la Vème république n’a que 53 ans et la république française 2 siècles.
Que j’ajoute aussitôt que si un seul innocent a été emporté par la guerre de croisade ou brulé à Montségur, nous sommes en droit de condamner les agresseurs et les assassins. Il est sûr que personne ne tire gloire des événements du début du XIII ème siècle en Languedoc et Lauragais, ni l’Eglise catholique ni les forces obscures jetées dans la mêlée! Mais sachons raison garder pour comprendre des événements douloureux pour préserver notre culture de la tentation de la violence et de la destruction de l’autre différent. Si nous avions su justement apprécier les faits et les enjeux du XIII ème siècle qui, à bien des égards ouvre notre modernité, nous aurions pu échapper à la tentation de deux guerres mondiales, de la Shoa, du Goulag, du terrorisme ou de l’injustice sociale et économique qui frappe les pays pauvres. Et si nous montrions du doigt le passé pour ne pas voir notre présent violent?
Que s’est-il donc passé à l’aube du XIII siècle?
Depuis plus d’un demi siècle existe une dissidence dans le midi de la France. Parmi d’autres qui parfois pullulent dans ce qu’on appelle la chrétienté. Celle-ci unifie le pouvoir spirituel aux mains du Pape- à cette époque Innocent III- et le pouvoir temporel aux mains des rois et des princes chrétiens qui font oeuvre de justice et de police et détiennent le pouvoir militaire en plus de l’économie.
Nous connaissons assez mal ces dissidents qui ont laissé peu de documents parfois difficiles à situer. Un colloque récent à Sophia Antipolis a montré que le document du fameux concile de St Félix de Caraman était un faux. L’idée du Contre-Eglise inspirée de l’Eglise est donc à tout le moins contestable puisqu’elle s’appuie sur ce document.
Par contre les milliers de pages des enquêtes de l’Inquisition créée une dizaine d’années après la mort de saint Dominique (1221) rendent compte de centaines d’interrogatoires. Mais comment apprécier cette documentation certes volumineuse et maintenant bien connue mais entièrement aux mains des catholiques? Les questions posées sont-elles pertinentes? Les réponses ne sont pas libres et souvent plus pour « sauver sa peau » que pour dire la vérité.
Aujourd’hui les historiens de profession-de M. Zerner à Nice, M. Bourin à Paris I, J-L Biget à l’Ecole Normale Supérieure, J. Paul à l’université d’Aix en Provence ou encore D. Le Blevec à Montpellier et tant d’autres encore- ou des institutions et revues comme « Les Cahiers de Fanjeaux » qui publient chaque année les Actes des colloques universitaires, près ou plus de 300 pages par numéro, actuellement au n° 46- ont grandement fait avancer la connaissance du phénomène cathare.
Et tout d’abord qu’ils ne s ‘appelaient pas « cathares » mais « bons hommes » et « bonnes femmes ». Il se considéraient comme « bons chrétiens » par opposition à une Eglise lettrée, riche et puissante.
Entre ce haut clergé à cheval et le « bon peuple » souvent analphabète mais qui reste fidèle, les dissidents ont représenté une sorte de classe moyenne, lettrée, industrieuse et commerçante qui demande fort justement sa place au soleil. Ainsi l’anticléricalisme est la cause et la force des dissidences qui vont secouer l’Europe occidentale du XII au XIV siècle. De fait, l’Eglise doit se remettre largement en question dans son personnel et singulièrement son haut clergé pour son attachement au pouvoir et à l’argent. Et dans le choix des solutions militaires pour protéger l’unité de la chrétienté face à ce qu’elle considère comme des menaces. Sans se soucier d’écouter et de comprendre l’émergence d’aspiration et de courants nouveaux qui vont donner lieu à l’avènement des villes nouvelles gérées démocratiquement par des Consuls représentatifs.
Ainsi se pose la question des croisades et des ordres militaires. N’oublions pas que depuis les invasions arabes du VIII siècle,- pensez à Charles Martel à Poitiers- la Chrétienté est en reconquête en Espagne jusqu’en 1492! L’Église et la société connaissent la menace extérieure mais y-a-t-il menace à l’intérieur? Devons nous conquérir le Moyen Orient et y disposer un royaume franc?
Les « bons hommes » et les « bonnes femmes » du midi de la France représentent environ 10 à 15 % de la population d’un territoire qui va d’Agen à Béziers sans parler des formes de « catharismes » par contact ou migrations dans la vallée du Rhin ou dans la plaine du Pô. Nous ne sommes plus aussi sûrs des influences orientales, Bogomiles ou autres dans les Balkans ou en Europe centrale.
L’Église croit voir dans ces dissidences des prolongements des hérésies des premiers siècles qui font de Jésus soit un dieu qui a pris une apparence humaine soit un surhomme. Or la foi chrétienne affirme que Jésus est vrai Dieu et vrai Homme. L’Église n’a-t-elle pas le droit et le devoir de défendre la foi? Certes, mais par quels moyens? En déclarant ces dissidences « hérétiques », l’Eglise met en mouvement tout un processus juridico-policier aux mains des Évêques et des Seigneurs qui va aboutir aux violences de la croisade des Albigeois et aux buchers de Monségur.
D’un autre côté, les dissidents qui prêchent un autre Christ- on parle d’arianisme ou de néo-arianisme- ne sont pas sans arrières pensées politiques. Et c’est leur droit. Mais que dire de l’ambiguïté des Princes et des Seigneurs dans le midi florissant de cette époque?
On sait peu que le Comte Raimond VI de Toulouse, cherche par tous les moyens y compris la terreur, à constituer une Etat entre le Bordelais anglais, l’Aragon au sud et en revendiquant la Provence. Mais il manque d’envergure et de politique. Versatile ou tortueux, il s’avère incapable de réaliser son grand dessein. Excommunié à Saint Gilles du Gard en 1208 pour avoir, entre autres, brulé une centaine de fidèles non armés dans une église de Carpentras, il va retourner sa veste, faire pénitence publique, se croiser dans l’armée de la croisade contre les Albigeois en 1209 pour guider les armées du nord face au vicomte Raimond-Roger Trencavel, le tout jeune Seigneur de Béziers et de Carcassonne qui va y trouver la mort? N’a-t-il pas fait entrer la guerre et les armées de Simon de Montfort en risquant le déclin dès lors inéluctable du midi?
La croisade va donc permettre la remise du midi riche et cultivé entre les mains des rois de France et contribuer à façonner l’hexagone que nous connaissons. On peut le déplorer ou s ‘en réjouir, c’est une autre histoire!
L’Inquisition est une institution nouvelle chargée d’éliminer l’hérésie et de remettre la dissidence sur les chemins de l’unité. Institution nouvelle car elle instaure une démarche inquisitoriale, c’est-à-dire qu’elle va mener des enquêtes systématiques qui seront mises par écrit. On abandonne ainsi le processus de dénonciation accusatoire sans preuve qui permettait de bruler les sorcières sans autre forme de procès. Comme on a pu le constater lors de nombreux processus de libération des peuples opprimés, on veut purifier par le bucher l’air que respiraient des personnages malfaisants. C’était ainsi avant l’avènement de l’État de droit. Les spécialistes du Droit reconnaissent que l’inquisition du XIII siècle a été une sorte de transition de l’accusation pure et simple selon la clameur publique vers le droit à être entendu de l’accusé. Ceci ne légitime en rien les pratiques de torture ni de bucher. Mais sans entrer dans la guerre des chiffres qui a quelque chose de réducteur, il faut avoir une approximation du nombre des interrogés par l’Inquisition. J-L Biget l’a tentée: «  Fin XIIIè et jusqu’au milieu du XIV è, Albi est soumise à une répression sévère. De 1286 à 1329, soit sur une période de 43 ans, on dénombre seulement 58 albigeois soumis à des peines afflictives. Ce nombre représente moins du quart de la population cathare connue des Inquisiteurs, 250 croyants au total….Par rapport à la population globale d’Albi de 8 à 10 000 habitants, la proportion des condamnés oscille entre 0,60 et 0,75 %. » Et  pour la terrible inquisition de Toulouse par Bernard Guy, de 1308 à 1323, il promulguera 907 sentences et 41 personnes soit 6% sont remises au bras séculier. Il conclut qu’en un siècle, sur une population évaluée à 3 200 0000 habitants, « environ 20 000 ont fait l’objet d’une attention spéciale de l’Inquisition. » Quant aux bûchers, « consécutifs à l’action de l’Inquisition-toujours allumés par les puissances séculières- n’ont sans doute pas causé plus de morts en un siècle que ceux de la croisade en quinze ans » Les bûchers de Montségur, entre 205 et 221, sont la triste conclusion d’une opération militaire « qui n’incombe pas à l’Inquisition. » (Pages 197-200)

Comme on le voit l’approche quantitative donne un ordre d’idée qui empêche de gonfler les perspectives mais ne suffit pas à rendre compte de l’importance de l’Inquisition dans la culture de notre temps et n’enlève rien au scandale d’une mort donnée-sans parler des condamnations de personnes déjà mortes !- au nom de la foi chrétienne. Mais cette folie cruelle nous renvoie à notre époque où elle poursuit sa fureur dans des proportions jamais atteintes dans l’histoire. La recherche en histoire nous demande une lucidité sans faille dans l’histoire comme dans notre temps qui sera jugé par les historiens du futur. Considérons que nos moyens d’enquêter sur l’intimité d’un suspect aujourd’hui, sont infiniment plus inquiétants qu’au XIIIè siècle. Et donc apprenons à savoir raison historique garder quand nous préférons les mythes historiques au faits bien avérés.

Un mot trop bref sur saint Dominique, mort avant que naisse l’Inquisition qui en 1233 est une décision romaine, sa vie n’a aucun lien avec cette forme de violence légitimée par le Pape et le haut clergé dans le cadre de la « réforme grégorienne ». Qu’il s’agisse de formes judiciaires ou militaires, Dominique de Caleruega n’a jamais choisi pour lui ou ses compagnons de telles perspectives. Bien au contraire, il connait l’Europe qu’il a traversée 4 fois en accompagnant son évêque Diègue d’Osma dans une mission diplomatique. Il n’a pas découvert les dissidences ou les hérésies dans les livres ou dans les cloitres mais bien sur le terrain. N’a-t-il pas discuté une nuit entière avec un aubergiste « bon homme » à Toulouse en 1203 pour le faire revenir dans l’Église au petit matin?
Diègue et Dominique ont compris que la principale cause des dissidences cathares et surtout vaudoises était le fort anticléricalisme qui secoue l’Europe entière. Le haut clergé n’a pas une prédication évangélique crédible. Il est partie prenante des élites politiques et économiques. Lors de la rencontre de Montpellier en 1206 avec les légats du Pape Innocent III en charge du dossier cathare, Diègue et Dominique proposent un geste prophétique: renvoyer les escortes de soldats et de serviteurs, les chevaux et les charriots pour aller à pied à la rencontre des hérétiques qu’on leur commandait d’éliminer. La sainte prédication est donc née pour allier la parole et l’exemple dans une vie pauvre et fraternelle. Lors des disputes publiques entre les dissidents et les catholiques, pas question de police, de prison voire de bûchers!
Enfin après le déclenchement de la croisade contre les Albigeois, Dominique se tient à l’égard des opérations militaires sauf pour rencontrer l’évêque Foulque de Toulouse lors de la bataille de Muret.
Peut-on aller jusqu’à dire qu’il ne croit pas en la solution violente? Il est ailleurs et il fait autre chose autant à Osma qu’à Fanjeaux dans le Lauragais.
Après une communauté de sœurs fondée en 1207, Dominique va s’ingénier à prêcher et fonder des communautés de frères. Après le Concile de Latran IV en 1215, Dominique va à Rome pour obtenir la création d’un Ordre de Prêcheurs universel et non plus lié à un diocèse fortement agité à Toulouse
entre guerres et divisions. Mais cet élan extraordinaire missionnaire des Dominicains va être détourné pour les besoins immédiats de la Chrétienté: éliminer les dissidences pour refaire l’unité spirituelle et politique de l’Europe. Rome va confier aux Ordres nouveaux les Franciscains et les Dominicains la difficile aventure de l’Inquisition romaine (par opposition à l’Inquisition espagnole) décrite plus haut: avènement de l’enquête, écoute des accusés, minutes écrites et archivées des interrogatoires  mais sans proscrire les délations, la torture et la remise aux autorités politiques ayant droit de vie et de mort sur ceux qui leur sont remis.

Dès lors, nous pouvons nous demander pourquoi « l’effacement du catharisme » pour reprendre l’analyse de Jean-Louis Biget (pages 203-204). Est-ce la croisade? Certes non! Au contraire la croisade contre les Albigeois a soudé les composantes de la société du midi de la France. A terme, la croisade va donner au pouvoir royal des Capétiens les clés du sud.
Alors, l’Inquisition? Efficacité mitigée car si elle a gêné considérablement les relations entre les dissidences, elle a surtout isolé le « clergé cathare » et fait connaître au grand jour ce qu était le catharisme. Mais le catharisme s’efface au XIV è siècle par  une série de facteurs concordants: transformation et ouverture de la société médiévale comme les villes nouvelles et les échanges économiques développés. Enfin et surtout, une prédication nouvelle faisant droit aux classes moyennes, le développement des universités, des hopitaux et une pastorale adaptée – comme le remplacement de la pénitence publique par la confession individuelle- insufflée par les Franciscains et les Dominicains qui recrutent là même où les Vaudois et les Cathares organisaient les laïcs.
Frère Gilles Danroc op
Brève bibliographie:
Les Cahiers de Fanjeaux, 46 numéros, Privat, Toulouse. (avec les articles de J. Paul, D. Le Blevec, Y.Dossat et plusieurs dizaines de chercheurs universitaires)
Monique Bourin (dir): Le temps du sac de Béziers Presses universitaires de Perpignan 2010
Jean-Louis Biget: Hérésie et inquisition dans le midi de la France. Picard 2007
Monique Zerner: La croisade contre les Albigeois, collection « archives » Paris, 1979