19 novembre 2023 – 33è dimanche du T.O., année A
Pr 31,10-13.19-20.30-31 ; Ps 127 (128) ; 1 Th 5,1-6 ; Mt 25,14-30
Homélie du frère Damien Duprat
Sans doute la plupart d’entre vous connaissent-ils bien cette parabole ; mais savez-vous qu’elle fait tellement partie de notre culture que le sens actuel du mot « talent » en français, vient de ce passage évangélique ? Dans la langue de Jésus, bien loin de désigner, comme pour nous, une qualité personnelle, un talent correspondait à une certaine valeur de monnaie. C’était d’ailleurs une somme considérable : 6000 pièces d’argent ! Pour les foules de gens modestes qui écoutaient Jésus, c’était une fortune qu’ils ne connaîtraient jamais. Et voilà que Jésus leur parle d’un maître qui confie à ses serviteurs des sommes variables, mais qui de toutes façons sont énormes, de vrais trésors. Et bien sûr il faut nous demander : de quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que Jésus veut nous dire par ce langage imagé ?
Ici il n’est pas question, comme dans d’autres paraboles, d’une semence jetée en terre et qui pousse ensuite toute seule jusqu’à devenir un grand arbre. Et pourtant, dans cette parabole aussi, on trouve une allusion à ces comparaisons agricoles, puisque Jésus met dans la bouche du troisième serviteur la perspective de cette moisson où le maître attendra une récolte plus abondante que ce qu’il a semé.
Hélas ! Ce que ce malheureux serviteur a mis sous terre, ce n’est pas du grain, mais des pièces d’argent, la fortune que son maître lui avait confiée ; et on le sait bien, un tel semis ne peut rien donner ! Pour tirer profit d’une richesse monétaire, il faut plutôt a minima la confier à une banque qui investira cet argent dans des projets que l’on espère judicieux ; mais il est aussi possible de faire œuvre d’entrepreneur en menant soi-même les opérations pour que la somme de départ serve à quelque chose de beau et de grand. En insistant sur l’activité qu’il exige de ses disciples, Jésus nous révèle qu’il y a un labeur humain sans lequel son Royaume est empêché ou du moins retardé dans sa croissance.
Il ne nous demande pas de fonder son Royaume : lui-même l’a déjà fait. En revanche, il compte sur nous pour travailler avec lui, pour travailler à sa vigne selon une autre image agricole que nous connaissons bien. Nous comprendrons d’autant mieux ce qu’il attend de nous que nous ferons mémoire de la grandeur de ses dons. Risquons un petit inventaire de ces richesses que nous avons dans les mains avant même d’avoir accompli quoi que ce soit.
Notre vie est le premier don que nous avons reçu ; c’est un cadeau immérité, puisqu’aucun être ne vient au monde de sa propre initiative. Sur cette existence naturelle est venue se greffer, par notre baptême, la vie surnaturelle dont le souffle nous anime déjà et qui elle aussi nous est offerte sans mérite de notre part. Il y a aussi nos qualités, nos compétences, mais aussi nos moyens matériels. Les talents que Dieu nous donne, c’est aussi l’Évangile, c’est encore sa grâce qu’il nous communique en particulier par les sacrements.
Faire valoir ces dons qu’il nous a confiés, cela signifie nous mettre au travail avec lui, qui « est toujours à l’œuvre » (cf. Jn 5,17). Pour cela, efforçons-nous de vivre comme il nous y appelle, en ayant comme préoccupation première la justice de son Royaume. Il s’agit de déployer nos capacités de réflexion et d’action, pour le glorifier et le servir. Il nous faut aussi chercher à comprendre les véritables besoins des personnes qui nous entourent afin de leur rendre service de façon aussi pertinente que possible, avec au moins autant d’habileté et de créativité que pour assurer notre propre confort. Tel est l’enseignement du Christ. Tout en se mettant lui-même à notre service, il reste le maître parce que c’est toujours lui qui décide comment il nous sert, et aussi parce qu’il nous demande de suivre son exemple dans notre manière de nous servir les uns les autres.
Ce haut degré d’exigence a de quoi nous inspirer de la crainte. Rappelons-nous que la crainte de Dieu est l’un des dons de l’Esprit Saint, don qui nous pousse à prendre Dieu au sérieux, comme un enfant prend au sérieux son père et sa mère chéris. Une telle crainte est source de dynamisme, comme c’est le cas pour les deux premiers serviteurs de la parabole. Ils sont honorés que leur maître leur confie une haute mission, et cela les pousse à mettre en œuvre leur ingéniosité pour pouvoir lui remettre le fruit de leur travail. Au contraire, le troisième a choisi de se laisser gagner par une méfiance paralysante et stérile. Lorsqu’il comparaît devant son maître, l’excuse qu’il veut se donner devient la matière même de son accusation ; cela montre d’ailleurs que son maître tient compte, pour le juger, de ce que ce serviteur avait dans le cœur. Il est puni non pas parce qu’il aurait fait une erreur d’appréciation, mais parce qu’il n’a pas fait le bien qu’il aurait pu. La peur qui a guidé sa conduite se montre finalement bien justifiée, puisqu’il se retrouve jeté dans les ténèbres extérieures, dans le lieu des pleurs et des grincements de dents.
Voilà qui nous indique la gravité de l’enjeu. Nous avons raison de redouter le malheur qui peut prendre des formes diverses : la maladie, la guerre, les persécutions, les trahisons… Il existe cependant un malheur qui surpasse tous les autres, pourrions-nous dire, ce serait d’être privés de la compagnie de Dieu pour toujours. La joie véritable, pour tout être humain, ne peut se trouver ailleurs que dans l’amitié authentique avec le Seigneur. La volonté d’échapper aux peines de l’Enfer peut avoir pour nous un rôle salutaire en nous poussant à nous tourner vers notre Père très aimant. La récompense qu’il nous prépare est grande, très grande, comme nous le rappelle la parabole d’aujourd’hui, car malgré la grandeur du don initial, le maître dit aux deux premiers serviteurs : « tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ». Voilà qui doit nous stimuler et nous encourager face aux misères de cette vie, puisque comme le dit S. Paul : « il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire qui va être révélée pour nous » (Rm 8,18).
Les épreuves mais aussi les joies qui sont les nôtres en ce monde constituent le contexte dans lequel Dieu éprouve la fidélité de nos cœurs. Son amour pour nous est indéfectible et sans condition aucune, mais il n’en va pas de même pour l’entrée dans son Royaume, qui est bel et bien soumise à conditions. Jésus nous le dit souvent dans l’Évangile et il nous le rappelle aujourd’hui. Cela ne doit pas nous étonner ; au contraire, ne serait-il pas surprenant qu’une personne qui s’éloigne obstinément de Dieu en cette vie se retrouve subitement auprès de lui après sa mort ? La perspective de ce jugement ne doit pas non plus nous effrayer, mais nous pousser à toujours agir conformément aux dons reçus du Seigneur, à vivre en fils de la lumière, comme nous le disait saint Paul dans la deuxième lecture. Pour cela, un seul moment nous est donné : c’est aujourd’hui, et même c’est maintenant.
Un jour, ce « maintenant » qui s’écoule deviendra l’instant unique où Dieu viendra nous chercher ; alors il nous demandera compte de ce que nous aurons fait de notre existence. En attendant ce jour et cette heure, qu’il serait d’ailleurs gravement imprudent de provoquer, préparons-nous, ou plutôt demandons à Dieu de nous y préparer. Pour cela nous pouvons aussi nous appuyer sur l’amitié des saints, en premier lieu notre mère du Ciel. La fin de la prière du « Je vous salue, Marie » nous invite bien à formuler une telle demande : Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Amen !
Merci pour cette remarquable homélie qui restera dans nos mémoires et nous soutiendra dans nos actions quotidiennes .