Nativité du Seigneur 2023 – Messe de la nuit
Is 9,1-6 ; Ps 95 (96) ; Tt 2,11-14 ; Lc 2,1-14
Homélie du frère Réginald Baconin
Si vous remarquez bien, notre foi chrétienne a un rapport assez paradoxal à la nuit. Elle se pose vraiment à contre-courant de ce que la nuit peut représenter dans notre imaginaire collectif, et ce, quelle que soit la culture. La nuit généralement n’évoque rien de positif. Elle est synonyme d’angoisse, de peur; l’obscurité diminue notre perception du monde, elle s’accompagne d’incertitude, source de cette tension désagréable qui nous envahit. « D’accord, mais tu ne rentres pas trop tard ! » « C’est à cette heure-ci que tu rentres ? Ton père et moi étions morts d’inquiétude ! ». Combien de fois, enfants, avons-nous entendu ces répliques de nos parents, et quel parent ne l’aura jamais fait à ses enfants surtout adolescents ?
La nuit est aussi le règne du mal, du vice, de ce que nous cachons, de ce que nous faisons en profitant de ce que personne ne voit, et que nous aurions honte de faire au grand jour, devant tout le monde. Isaïe lui-même parle de nous, pécheurs, comme d’un peuple « marchant dans les ténèbres » (Is 9,1). Enfin, elle représente la mort, qui nous plonge dans une obscurité comme sans fin. Et d’ailleurs Saint Paul se fait lui-même le relais de cette association de la nuit à quelque chose de terrible : Dieu n’est-il pas celui « qui nous a arrachés à l’empire des ténèbres et nous a transférés dans le Royaume de son Fils bien-aimé, en qui nous avons la rédemption, la rémission des péchés ? » (Col 1, 13-14).
Et pourtant, à bien y regarder, les deux grandes fêtes centrales de notre vie chrétienne, les deux événements fondateurs de notre foi, se passent la nuit, et sont fêtés la nuit. Il s’agit bien sûr, de Noël, et de Pâques. Ces deux fêtes sont à la fois des fêtes nocturnes, mais également des fêtes lumineuses. En effet, comme nous le dit Isaïe : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière, sur les habitants du sombre pays, une lumière a resplendi » (Is 9, 1), et le psalmiste de nous rappeler que pour Dieu, « la ténèbre n’est point ténèbre, mais la nuit comme le jour illumine » (Ps 138 [139], 12).
Aujourd’hui donc, la nuit, les ténèbres, toute ténèbre, et surtout nos ténèbres intérieures, se trouvent dissipées, elles perdent de leur force d’angoisse, de peur, devant la naissance d’un enfant qui apparaît au monde comme le soleil qui se lève.
Comment ? Un enfant ? La créature la plus fragile au monde, qui est lui-même entièrement dépendant dans son humanité de Marie et de Joseph ? Et l’Église nous dit que c’est cet enfant qui est la lumière qui dissipe les ténèbres de la nuit ? Oui, car c’est celui dont Isaïe avait dit : « Un enfant nous est né, un fils nous a été donné, il a reçu le pouvoir sur ses épaules et on lui a donné ce nom : Conseiller-merveilleux, Dieu fort, Père-éternel, Prince de Paix, pour que s’étende le pouvoir dans une paix sans fin sur le trône de David et sur son Royaume, pour l’établir et pour l’affermir dans le droit et la justice » (Is 9, 5-6).
Oui, cet enfant est à la fois comme tout autre enfant, dans la faiblesse de son humanité, et à la fois, il est celui qu’annonçait Isaïe, celui qui a reçu le pouvoir sur ses épaules, le Dieu fort. Dieu en effet, se lève comme un soleil au milieu de la nuit, sous les traits d’un enfant. Dieu, à qui est « la terre et toute sa plénitude, le monde et tout son peuplement », « qui l’a fondée sur les mers et sur les fleuves l’a fixée » (Ps 23 [24], 1-2), celui qui « régit l’univers avec justice » (Sg 12, 15), celui-là même vient se rendre présent à la création d’une manière nouvelle, d’une manière inédite, selon un mode inimaginable, presque scandaleux : en assumant pour lui une chair humaine, et ce roi merveilleux, ce Dieu puissant, se présente à nous sous les traits de l’enfant de Bethléem. Lorsque la personne divine du Fils s’unit à notre humanité, Dieu ne cesse pas d’être Dieu, la terre lui appartient toujours, et tout ce qu’elle contient, l’univers est toujours régi avec justice, mais c’est l’humanité qui se trouve illuminée d’une lumière nouvelle, d’une lumière qu’elle ne pourrait soutenir elle-même, si Dieu ne l’avait pas tant aimée. Notre humanité, plongée dans le péché depuis la faute d’Adam, soumise à la puissance destructrice de la mort, cette humanité qui est simplement la nôtre, se trouve définitivement changée depuis l’enfant de Bethléem, depuis que Dieu se l’est unie à lui dans le sein de la Vierge Marie.
Oui, pour nous qui, dans notre chair, marchons dans les ténèbres, pour nous qui habitons le pays de l’ombre, une grande lumière s’est levée. Ce que Dieu a assumé dans notre chair, tout ce contre quoi nous sommes impuissants, ce qui nous effraie, ce qui nous angoisse, Dieu l’a illuminé. Tout ce qu’a fait Jésus, tout ce qu’a vécu Jésus, depuis l’instant de sa conception dans le sein de la Vierge très pure, jusqu’à sa mort sur la croix, jusqu’à sa résurrection d’entre les morts, jusqu’à son ascension dans le Ciel et sa session à la droite du Père, en tout cela, il ne se contente pas de montrer un chemin à notre vie, il nous y emmène, il nous y accompagne, il nous y précède : « Père, ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi, afin qu’ils contemplent ma gloire, que tu m’as donnée, parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde » (Jn 17, 24). Notre vie humaine change radicalement de cap avec la venue de Jésus au monde. Alors que nous naissions pour mourir, alors que nous goûtions à la lumière du jour quelque temps, pour nous retrouver plongés dans les ténèbres et l’ombre de la mort, ce petit enfant dont nous célébrons la naissance, illumine notre vie d’une lumière nouvelle.
Dans ses balbutiements de nouveau-né, c’est comme s’il nous disait : « je suis venu jusqu’à toi dans la pauvreté et la faiblesse de ta chair, fais-moi confiance, suis-moi, n’aie pas peur, je ne te promets pas une vie facile, mais je t’annonce une bonne nouvelle. Je suis venu à toi pour que tu deviennes comme moi, je suis venu à toi pour que là où je suis auprès de mon Père et de ton Père, auprès de mon Dieu et de ton Dieu, toi aussi tu y sois, je suis venu à toi pour te faire don de ma vie divine. Elle est le cadeau que je fais à toute l’humanité, elle est le cadeau que je veux te faire, reçois le, garde-le précieusement ! ».
Ainsi, notre angoisse, notre peur, notre souffrance, l’humiliation, les insultes, même notre désespoir, mais aussi nos joies, nos petits bonheurs de la vie, nos bonheurs, nos malheurs, jusque dans notre mort, le Verbe de Dieu, le petit enfant de Bethléem l’a assumé sans que sa divinité en soit altérée, mais pour que sa divinité vienne faire briller sa lumière dans tout le mal qui enténèbre le monde, qui enténèbre notre vie.
Aujourd’hui un enfant nous est né, un fils nous a été donné, aujourd’hui nous est né un Sauveur. AMEN