30 janvier 2022 – 4è Dimanche du Temps Ordinaire, année C
Jr 1, 4-5.17-19 ; Ps 70(71) ; 1 Co 12, 31 – 13, 13 ; Lc 4, 21-30
Homélie du frère Joseph-Thomas Pini
En quittant la plaine, on traverse une forêt à flanc d’un tertre rocheux comme posé entre deux vallées et prolongé d’un étrange escarpement, et, le sommet franchi, dans une cuvette ceinturée de collines, voici Nazareth. Autrefois une bourgade, largement ignorée de l’Ecriture au point que Nathanaël, avant d’autres, dira son étonnement en répondant à Philippe : « Que peut-il sortir de bon de Nazareth ? » à propos d’un rabbi inconnu qui commence à entraîner des foules. Un lieu de peuplement très ancien mais longtemps abandonné par les hommes, semble-t-il. Et voici qu’il est aujourd’hui le centre du monde. Non à la façon de la gare de Perpignan, selon une vision esthétique et très subjective, nimbée et nourrie de quelque illusion. Non plus selon notre intérêt du jour au fil des lectures de la liturgie. Mais parce qu’il s’y passe quelque chose de capital et décisif pour le monde, qui va très au-delà du retour de l’enfant du pays. Et il faut reconnaître que la raison de cette importance n’apparaît pas à tous les protagonistes avec une commune et juste évidence.
Parmi les Synoptiques, Matthieu et Marc, relatant le même épisode, le développent moins et insistent sur le manque de foi des concitoyens de Jésus et la stérilité qui en résulte, Luc, lui, donne une véritable dramaturgie où finit par exploser la violence croissante, au milieu d’un vif contraste entre le Christ et Ses interlocuteurs. C’est le même Luc qui rend très explicite la réalisation de la promesse messianique d’Isaïe que nous avons entendue dimanche dernier, et, dans la vigueur de la réaction et de la controverse qui en annonce d’autres, il faut sans doute voir une cohérence, tant l’écart est grand entre la perspective de Jésus et celle de Ses auditeurs.
Pour ceux-ci, Nazareth est le centre du monde : le leur. Celui des relations humaines quotidiennes, des généalogies et des parentés. Celui d’une mémoire locale, précieuse dans la construction nécessaire des identités personnelles et communautaires, mais qui constitue aussi le terreau favorable des préjugés et leur prison aux murs et aux barreaux faits des déterminations extérieures à la personne. Ce garçon que nous connaissons bien, comme sa parenté, que nous avons vu grandir, vivre et travailler, lui un fils d’artisan, comment peut-Il parler ainsi, et que peut signifier, sinon une présomption inouïe ou une pathologie manifeste, cette appropriation des paroles prophétiques et cette parole à l’autorité calme et comme inébranlable ? Nazareth centre de leur monde enraciné, comme agrippé aussi, à des certitudes autant qu’à un espace, certitudes nécessaires mais si facilement recentrées sur elles-mêmes et craignant de plus en plus la lumière de la vérité. Pourquoi alors Jésus, notre Jésus, fils de Joseph et de Marie, dont on rapporte déjà les prodiges accomplis et les bontés manifestées chez d’autres, des « gens comme nous », ne les prodigue-t-Il pas ici, une expression de reproche que devance le Christ et où l’envie paraît le disputer au soupçon de fraude ? Nazareth et sa synagogue, centre d’un monde qui se considère comme le dépositaire jaloux, mais surtout comme le bénéficiaire exclusif de la promesse divine de libération et de bonheur. Dès lors, comment ne pas bondir en réaction aux reproches à peine voilés de Jésus, qui semblent frapper plus durement que l’idée de blasphème que pourrait traduire Son propos ?
Et pourtant Nazareth est bien ici le centre du monde. Car ici et maintenant, dans l’« aujourd’hui » que proclame et inaugure le Christ, le Dieu vivant et vrai est présent et agissant en Son Messie sauveur, Son propre Fils unique le Verbe éternel. Nazareth entend l’enseignement de la Sagesse divine qui vient montrer que tout s’accomplit selon le dessein de Dieu. L’heure n’étant pas encore venue où Il se laissera livrer, condamner et supplicier, Jésus peut, au milieu de la menace et des invectives, continuer invinciblement Son chemin, dans la force irrésistible dans laquelle, comme pour Jérémie hésitant et craintif, Dieu établit celui qu’Il envoie, et Il poursuit la mission qu’Il vient de révéler : celle du salut de toute l’humanité, dans la pleine manifestation de la Vérité et de l’Amour devant laquelle tout homme est appelé à sceller son propre jugement éternel en se déterminant, avec le secours de la force, de la guérison et de la lumière divines, dans son choix quotidien vis-à-vis de Dieu et du prochain.
Alors pourquoi ? Y a-t-il une sorte de fatalité à n’être pas prophète en son pays, à ne pas être, par une sorte d’hypermétropie, reconnu par ses proches ? Car Jésus est connu là plus qu’ailleurs. Et à Nazareth, l’on connaît évidemment la prophétie, la Loi et la Parole. Par-delà les explications d’ordre psychologique, subsiste d’abord ici une part de mystère qui appartient à Dieu seul. Mais il nous faut comprendre ce qui peut l’être et nous revient, car en réalité, nous sommes tous de Nazareth, d’un Nazareth d’ici ou d’ailleurs, mais de ce lieu où la connaissance du Christ, ou du moins ce que nous prenons comme tel, nous est présente et comme familière. Et nous aussi, sommes, plus facilement que nous ne le reconnaissons, heurtés par le message de Jésus, Son action, Son appel dans nos vies. Pour comprendre, il nous est encore et toujours indispensable de repartir du mystère de Dieu incarné. En venant et vivant dans le monde, le Verbe éternel remet l’homme dans le mouvement de la Trinité et le sort de sa logique et son idée d’une construction de lui-même par lui-même, qui ne fait référence qu’à elle-même et prend pour sa liberté et son bien véritables une forme élaborée de sécurité. Le Christ est venu et vient vers nous et en nous, mais non pour nous : Il vient pour Son Père, dans l’amour et l’accomplissement parfaits de Sa volonté, pour réaliser et achever en Dieu même le dessein de Dieu sur nous. Le Christ, sorti du sein du Père, est venu dans le monde pour retourner au Père en nous entraînant avec Lui. Dès lors la présence du Christ qui révèle Dieu et remet tout en mouvement dans le sens juste implique, à Sa suite, un décentrement, un dérangement, un arrachement même. De sorte que, sans la foi qui fait reconnaître l’amour et la vérité de Dieu manifestés et réalisés, l’appel pour le Royaume et par la Croix devient une menace trop grande, une gêne trop lourde pour l’équilibre d’une existence centrée sur elle-même. La veuve de Sarepta et le Syrien Naaman ne partagent pas seulement d’être des étrangers à la tradition et à la communion d’Israël, mais d’abord un analogue péril mortel, et un grand saut de confiance, contre toute évidence, qui les ramène à la vie donnée par le Seigneur. Avec une foi non encore complètement formée, s’est manifestée en eux une grande et vive espérance qui ont pris appui sur leur pauvreté.
Il ne faut donc ni renier, ni brûler Nazareth, mais il convient de ne pas s’y établir, et de sortir avec le Christ sur le chemin qu’Il ouvre et qu’Il est. Et nous sommes forts du Christ Lui-même dans la puissance de Son Esprit, forts de l’amour du Père qui, comme Jérémie, nous a appelés dès le commencement et nous envoie.
Merci, frère, pour cette homélie que je viens de relire et qui laisse une trace dans nos coeurs, notamment votre conclusion ! Jésus de Nazareth et « d’ailleurs », ce mystère non spatial et qui est celui de la Trinité en mouvement … invitation à l’itinérance « vers » le Père par le Fils et dans l’Esprit. Philippe de Sète !