Saint Thomas d’Aquin (1225-1274), religieux de l’Ordre des Dominicains, fut un théologien de génie. Sa réflexion allie une grande rigueur à un profond sens pédagogique. C’est pourquoi il est le saint patron de ceux qui étudient ou enseignent, quelle que soit leur filière.
Sa fête figure au calendrier liturgique le 28 janvier, jour de la translation de ses reliques dans l’église des Jacobins de Toulouse en 1369. À Montpellier, le monde étudiant le célèbre chaque année à une date proche, au couvent des Dominicains.
De 2023 à 2025, l’Église fête un jubilé en son honneur: voir https://thomas-aquinas-jubileum.org
25 janvier 2024 – Fête du monde étudiant
Messe en l’honneur de Saint Thomas d’Aquin
Sg 7,7-10.15-16 ; Ps 36 (37) ; Jn 17,11b-19
Homélie du frère Réginald Baconin
« Qui es-tu, Seigneur ? » Cette question empreinte d’angoisse, s’adressant à Dieu directement, est bel et bien dans la Parole de Dieu. Elle est le fait d’un homme mis face au mystère du divin, face à une irruption exceptionnelle de Dieu dans sa vie. Ce n’est pas Moïse, ni Samuel, eux qui à l’appel de la voix mystérieuse qui prononça leur nom, réagirent dans la simplicité d’un « Me voici ». Ce ne sont pas les apôtres, qui lorsque Jésus les appela, se mirent immédiatement à sa suite sans hésitation. C’est pourtant dans une rencontre que se situe cette question, lorsqu’une lumière terrassa Paul qui se rendait à Damas avec les pleins pouvoirs des grands prêtres pour y persécuter l’Église de Dieu. « Qui es-tu, Seigneur ? » fut sa réaction face à ce qui arrivait. « Qui es-tu, Seigneur ? »: cette question que formula Paul dans son angoisse ne le quittera plus jamais. Elle structurera sa vie, à la manière d’un dialogue. D’un dialogue entre l’homme sauvé et son sauveur, entre l’homme aimé et celui qui l’avait « mis à part dès le sein maternel » (Ga 1,15), entre un homme et celui qui avait dit « je vous appelle amis car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15,15). « Qui es-tu, Seigneur ? » n’est pas tant une interpellation angoissée, qu’une réponse. La réponse particulière à un appel, un appel que Dieu formule dans le cœur et la conscience de chacun, et qui pousse l’homme à rentrer dans une certaine relation avec ce Dieu qui l’appelle. Oh, certes, tous ne répondent pas à cet appel. Beaucoup l’ignorent ou feignent de ne pas l’entendre, d’autres le rejettent violemment, le font taire et cherchent à l’étouffer par les bruits du monde…
Mais il y en a qui, comme Paul, l’ont reçu. Pas nécessairement au milieu d’une nuée lumineuse, qui les aurait terrassés ! C’est plutôt de l’ordre de l’exception que de la norme, mais ceux qui ont reçu l’appel de Dieu, l’appel de l’Évangile, l’appel de la Bonne Nouvelle, voient leur vie changer. Et je ne parle pas d’une quête à la façon d’Alice au pays des merveilles, non; mais rentrer dans une relation nouvelle avec Dieu, prendre la main qu’il nous tend, ne va pas sans transformer notre âme, notre cœur, notre intérieur en profondeur ! Souvenez-vous, ce même Paul qui raconte dans l’Épître aux Galates au sujet de sa réception dans les communautés chrétiennes où il prêchait : « J’étais personnellement inconnu des Églises de Judée qui sont dans le Christ ; on y entendait seulement dire que le persécuteur de naguère annonçait maintenant la foi qu’alors il voulait détruire ; et elles glorifiaient Dieu à mon sujet » (Ga 1,22-24). Pourquoi alors ces Églises glorifiaient-elles Dieu ? Parce qu’il l’avait retourné ? Parce qu’il l’avait fait changer de camp ? Parce qu’on avait réussi à débaucher une pièce maîtresse de l’establishment juif de l’époque ? Un peu peut-être… Mais de manière très superficielle. La réponse se trouve en réalité dans l’Évangile que nous venons d’entendre, lorsque Jésus prie le Père au seuil de sa Passion. Il lui fait une demande très particulière : « Consacre-les dans la vérité : ta parole est vérité » (Jn 17,17).
Cette demande est essentielle et traduit le dynamisme dans lequel le chrétien est engagé du moment qu’il a loyalement, courageusement peut-être, mais résolument décidé de poser la question « Qui es-tu, Seigneur ? » Lorsque nous entendîmes cette voix intérieure nous appeler par notre nom… Parce qu’y répondre, c’est rentrer dans un dialogue, non pas avec n’importe quelle parole, mais avec « La Parole ». Cette Parole qui est de toute éternité auprès du Père, cette Parole par laquelle ciel et terre et tout ce qu’ils contiennent furent créés et qui fait tout subsister dans l’être, cette Parole qui parla au Patriarches, aux Prophètes, aux Apôtres, cette Parole enfin qui s’est faite chair… « Qui es-tu, Seigneur ? » – « Je suis Jésus que tu persécutes » (Ac 9, 5), dit-elle à Paul. Cette Parole n’est pas à l’égal de n’importe quelle parole proférée, que ce soit sur terre ou dans les cieux, et en se faisant entendre à notre cœur, elle nous élève à son mystère, car « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils, qui est dans le sein du Père, lui l’a fait connaître » (Jn 1,18).
C’est qu’on ne peut rentrer dans le mystère de Dieu que par le Fils, qui nous le fait connaître, et en nous donnant, absolument gratuitement, par grâce, d’entrer dans sa Parole, il nous consacre. C’est-à-dire que par sa Parole, il nous rend capables du sacré, il nous « met à part » de sa création et nous établit dans une proximité unique avec Dieu qui, en Jésus Christ, devient l’ami qu’il annonce être de tous ceux qui vivent de sa Parole, de l’Évangile. Tel fut le dynamisme de Paul, et c’est ce même dynamisme de vie que nous retrouvons chez Saint Thomas d’Aquin que nous fêtons de façon anticipée aujourd’hui.
Ce que Saint Thomas nous enseigne d’abord, ce n’est pas d’abord une série de propositions théologiques ou philosophiques, oui cela aussi bien sûr, mais ce qu’il nous apprend par là c’est à rentrer dans une relation avec Dieu, comme Saint Paul, comme Saint Dominique, dans une « consécration dans la vérité », par la Parole. Saint Thomas en effet n’aborda pas la théologie comme un exercice de curiosité intellectuelle, mais comme un dialogue avec celui qui l’avait appelé, et dont la question de Saint Paul : « Qui es-tu, Seigneur ? » structura sa vie jusqu’à sa mort. Son ouvrage phare, que tout le monde connaît (ou devrait connaître), la Somme de Théologie, n’est pas tant un exercice universitaire qu’un dialogue avec son Dieu, que l’on peut voir ne serait-ce que par sa structure sous forme de questions. L’existence de Dieu est-elle évidente par elle-même ? Dieu aime-t-il l’un plus que l’autre ? Était-il nécessaire pour le salut du genre humain que Dieu s’incarnât ? etc… Saint Thomas nous fait entrer dans un dialogue, un dialogue et non un interrogatoire, car le dialogue est fondé sur la confiance. Le dialogue dans lequel Dieu nous fait rentrer lorsque nous nous engageons dans sa Parole, que nous lui demandons « Qui es-tu, Seigneur ? » se construit sur la foi. C’est dans la foi seulement que nous répondons à l’appel de Dieu, c’est par la foi qu’ici-bas nous rentrons dans son mystère et c’est dans la foi que nous sommes consacrés par le Christ dans sa Parole: « Ta parole est vérité » (Jn 17,17).
La foi n’est pas un acte aveugle et surtout au sens théologal elle a pour objet la vérité, ce qui est. La parole de Dieu nous consacre justement dans cette vérité, « ta parole est vérité », elle fait de la vérité un devoir impérieux pour nous. La vérité en effet nous fait reconnaître ce qui est, jusqu’en la source de tout être, de toute bonté : Dieu. Cette consécration au Christ de tous ceux qui le suivent, rend presque nécessaire de rentrer dans cette attitude de dialogue, entre une intelligence vivante et une parole de Dieu vivante, qui ne cesse de s’adresser à nous, dans l’Évangile, dans l’Église, de façon éminente, dans notre cœur, et même dans tout ce qui existe et qui est bon, dans le vrai, car « Au Seigneur la terre et ses habitants, car c’est lui qui l’a fondée sur les mers et la tient inébranlable sur les flots » (Ps 23,1-2). Rien de ce qui est, rien de ce qui est vrai n’est étranger à Dieu, et il n’est pour nous de science profane ou religieuse qui soit étrangère à cet acte de foi initial. Au contraire, la science que nous acquérons est toujours une science du réel, une science du créé, qui nous la fait contempler dans l’ordre quelle occupe dans le dessein divin de la création.
C’est à cette générosité intellectuelle que Saint Paul et Saint Thomas aujourd’hui nous exhortent ensemble. C’est à rentrer, comme fidèles du Christ, dans la consécration dont il nous a fait le don, de voir notre étude, son objet, comme rapporté à Dieu, dans sa dépendance avec Lui, et à être nous-mêmes conscients et fidèles à notre consécration évangélique qui nous députe, tel un acte de religion, à être dans toute notre vie, avec toutes les exigences et les devoirs que cela comporte, des coopérateurs de la vérité. AMEN