7 novembre 2021 – 32è dimanche du Temps Ordinaire, année B
1 R 17,10-16 ; Ps 145 (146) ; He 9,24-28 ; Mc 12,41-44
Homélie du frère Jorel François
Qu’est-ce que beaucoup donner, et qu’est-ce que peu donner? Je reprends autrement la question : quand est-ce que l’on peut dire que l’on a affaire à quelqu’un de généreux ou, au contraire, à quelqu’un de parcimonieux et de mesquin?
Aristote a répondu, me semble-t-il, à l’aspect qui renvoie à la mesquinerie ou parcimonie quand il traite dans son Éthique à Nicomaque de la vertu de magnanimité. Laissons Aristote se reposer en paix, et voyons ce qu’il en est de la réponse donnée par Jésus à propos de la générosité.
Jésus n’est pas philosophe, encore que pour certains, si philosophe il y a, c’est bien lui. Mais toujours est-il qu’il ne jongle pas avec les mots, ne joue pas avec les concepts, il ne théorise ni ne construit de système. Dans l’évangile, il part de l’observation, de la réalité, du vécu. L’évangile d’aujourd’hui nous le présente dans le temple en train d’observer ceux qui déposent leur offrande dans le tronc. Il y a d’un côté ceux qui donnent de leur trop plein et de l’autre ceux qui, à l’instar de la veuve de Sarepta (de la première lecture), donnent du fond de leur indigence. Et Jésus de conclure que ce sont ces derniers les plus généreux par le fait même qu’ils donnent de leur strict nécessaire et non de ce qu’ils auraient de superflu.
Il me semble que l’on peut inférer, à partir de l’image de l’offrande des riches et de l’obole de la veuve de l’évangile, une double conception du sacrifice : l’une chrétienne et l’autre païenne, mais pouvoir parvenir à cette distinction, pouvoir la concevoir, la constater suppose une certaine profondeur du regard, la capacité de voir par-delà les apparences…
Au cœur de toutes les religions humaines, l’idée d’hostie, de sacrifice. Elle est fondamentale à toute religion : la religion juive comme la religion chrétienne incluses… Mais à y regarder de près, ce que les hommes sacrifient aux dieux ou à Dieu, comme nous l’enseigne l’histoire des religions, ce sont souvent des choses, des produits de la terre, des animaux et même parfois des personnes, comprendre alors des personnes autres, différentes de celles qui offrent le sacrifice. Par rapport à ces religions, on peut soutenir que le christianisme n’est pas une religion, ou plutôt s’il en est une, il est étranger aux sacrifices pris dans le sens que nous venons de souligner, ou quand bien même il les intègre en leur faisant une place, celle-ci n’est pour ainsi dire pas fondamentale. Car à partir du Christ, ce ne sont plus les choses à proprement parler ni les bêtes ni les autres hommes qu’il faut sacrifier, mais soi-même, sa propre personne. C’est sa propre personne qui est désormais hostie.
Chrétiens, en même temps que nous continuons, comme dans les autres religions à apporter ce que nous avons pour participer à la construction de la communauté, ce qui est d’ailleurs déjà très bien, car cela est même demandé par les Commandements de l’Église, comme on disait autrefois, pour faire marcher la religion ; en même temps que nous continuons d’offrir le pain et le vin en mémoire du Christ et pour obéir à l’ordre qu’il a donné, sachant d’ailleurs que, dans le cadre de l’Eucharistie, ils ont vocation à devenir corps et sang du Christ, il faut aussi reconnaitre, comme le soutient l’Apôtre Paul aux Romains, que le seul sacrifice qui plaît à Dieu, c’est le sacrifice de soi (Rm 12, 1). Et l’Épître aux Hébreux rappelle que le Christ a offert le seul sacrifice qui plut à Dieu et c’était sa propre personne. Et il l’a fait une fois pour toutes, mettant ainsi fin non seulement aux sacrifices des bêtes mais aussi aux sacrifices que des hommes font d’autres hommes. Désormais, si nous voulons offrir à Dieu un sacrifice agréable, il faut que ce soit notre propre personne et non des choses, et surtout pas d’autres hommes ; ou à tout le moins, le sacrifice des lèvres, tel que mentionné aussi dans le deuxième testament (He 13,15).
En déposant dans le tronc du temple de Jérusalem les deux piécettes, la veuve dont le nom est tu dans le récit a déposé, nous dit le texte grec, son bios, tout ce qu’elle avait pour vivre (holon ton bion autès). Il en est de même pour la veuve de Sarepta, elle a partagé avec le prophète, tout ce qui lui restait pour vivre avec son fils. En lui donnant le morceau de pain qu’elle lui a donné, c’est sa propre vie qu’elle a consentie de sacrifier. Ce faisant, et l’une et l’autre veuve ont prophétisé l’acte définitif de Jésus, posé une fois pour toute à travers la déposition de sa vie pour mettre fin aux sacrifices ridicules que les hommes ont toujours voulu faire à la divinité.
Mais pour prendre la mesure d’un tel acte, il faut évidemment être Dieu. Il faut avoir les yeux de Jésus et donc de Dieu lui-même pour dépasser les apparences et pouvoir lire les cœurs et les reins. Parce que Jésus est Dieu, il constate que la veuve est celle qui a le plus mis dans le tronc alors qu’aux yeux du monde, ce sont peut-être ceux qui donnaient de ce qu’ils avaient de trop.
Aimer, à l’exemple du Christ, c’est pour ainsi dire ne rien garder pour soi, c’est se dessaisir, se dé-poser, se déposséder totalement, c’est tout donner.