28 mars 2024
Jeudi Saint – Messe de la Cène du Seigneur
Ex 12,1-8.11-14 ; Ps 115 (116B) ; 1 Co 11,23-26 ; Jn 13,1-15
Homélie du frère Jean-Marc Gayraud
Le lavement des pieds est un geste qui résume le sens de la croix. Le Christ s’abaisse jusqu’au plus bas de notre condition, Lui, le Seigneur et le Maitre. Le lavement des pieds était une tâche quotidienne sans valeur ni considération aucune et qui était dévolue aux esclaves. A travers ce geste, Jésus nous prouve de quel amour il nous aime et jusqu’où cet amour le conduit, pour notre salut et pour notre vie. Tel est l’amour de charité.
La charité en acte n’est pas d’abord une conséquence de notre incorporation au Christ, elle en est une condition indispensable, impérative. Sans vie de charité, pas de communion au Christ. Sans vie de charité, la vie sacramentelle est vaine et la confession de foi mensongère. Une vie de charité ne vérifie pas seulement notre appartenance au Christ, elle la fonde, car le Christ est charité. La charité est le fondement théologal de notre incorporation au Christ, quel que soit par ailleurs le degré de conscience que nous pouvons avoir ou non de cette incorporation.
« C’est en aimant les hommes que l’on apprend à aimer Dieu » : cette phrase toute simple d’un Charles de Foucauld arrivé à maturité résume bien l’itinéraire qui fut le sien comme il doit être le nôtre. L’amour de charité est chemin de Dieu, vers Dieu, est Dieu. Et c’est chemin faisant que peut s’approfondir cette vérité fondamentale : pas de communion avec Dieu sans communion avec le prochain, pas d’amour de Dieu en nous sans amour pour le prochain. Nos quêtes de Dieu, de sens, nos cheminements spirituels, pour différents qu’ils puissent être, doivent tendre tous vers la charité comme vers leur source et leur accomplissement. L’amour de charité atteste de l’authenticité d’un cheminement à la suite du Christ comme de la vérité de notre appartenance au Christ. Tout autre cheminement ne serait qu’illusion, hypocrisie, imposture.
Le geste du lavement des pieds est le pendant existentiel de l’institution cultuelle de l’Eucharistie. Il en exprime le sens, la nature, la vérité profonde. Mais il ne faut pas oublier que ce double-geste s’opère en pure perte et dans un contexte des plus pesants qui soient. En effet, le groupe des disciples se trouve au seuil d’une véritable implosion et l’engrenage fatal qui va conduire Jésus à la croix est déjà enclenché. Ni l’institution de l’Eucharistie ni le lavement des pieds ne renverseront le cours des choses. Bien au contraire, ce double-geste exprime le sens ultime de ce qui n’est, à vues humaines, qu’un fiasco total. L’acte de charité est d’une autre efficacité que celle de ses résultats perceptibles. Il possède un prix infini, même, et peut-être surtout, lorsqu’il est posé en pure perte.
Avec ce geste du lavement des pieds, c’est donc tout un rapport au monde et aux autres qui s’y exprime. Nous sortons résolument de toutes les échelles graduées par lesquelles les hommes mesurent leur action dans le monde et se mesurent les uns aux autres. Le lavement des pieds nous enseigne que cette vie est autre chose qu’une simple entreprise au service de la réussite humaine, aussi bon que cela soit par ailleurs, autre chose qu’une course aux intérêts personnels des uns contre les autres, autre chose qu’un jeu de rapports de force, autre chose qu’un champ de bataille. Cette vie doit s’ancrer dans ses sources d’éternité pour que lui en soit révélé le sens véritable et la valeur infinie, pour qu’elle puisse porter un fruit qui demeure, contre toute efficacité perceptible bien souvent. Et cette source d’éternité, c’est la charité.
Que le geste du lavement des pieds nous renvoie donc à notre vie la plus concrète. Qu’il remette en question nos priorités, nos choix, nos intérêts, toute notre vie. Qu’il bouleverse notre rapport à Dieu, au monde, aux autres, comme ce fut le cas un soir, pour un groupe de disciples totalement stupéfaits. C’était la veille de la Passion de notre Seigneur.