Prédication du frère Jean-Marc Gayraud pour le Jeudi-Sant (sur Jn 13,1-15)
Il peut être difficile pour chacun de nous de se pencher sur ses propres faiblesses et pauvretés. Il peut être plus difficile encore, et plus redoutable, de voir autrui s’y pencher également. Lorsque c’est pour en faire un usage malsain, l’entreprise peut être dévastatrice.
Il n’est sans doute pas de preuve plus tangible de ce qu’on appelle le péché originel que cette complicité morbide de l’homme à l’égard de ses infirmités. Car la stigmatisation des failles des autres n’est jamais en réalité que l’exutoire à ses propres failles. Comme si jeter le blâme sur les failles d’autrui permettait de mieux ignorer les siennes ou de s’en absoudre. Le refus même de les voir, de les reconnaître, de les accepter chez soi est à l’origine de la violence faite aux autres.
Nous sommes-là aux racines de la violence, au lieu originel de la haine, haine de soi, haine de l’autre, une même haine. C’est ainsi que nous nous entraînons fatalement les uns les autres dans les bas-fonds nauséabonds du mal, du mensonge, du péché. En vérité, il n’est que l’unique Juste, parce qu’il est sans péché, qui puisse se pencher sur les infirmités de l’homme sans jamais y jouer ce jeu-là. Mais bien pour jouer alors une toute autre partition, et quelle partition ! Parmi bien d’autres lectures possibles du lavement des pieds, je vous invite cette année à cette lecture-là.
Le Christ se penche sur nos pieds maculés de boue et de saleté, quelques cloques et autres plaies pointent t’elles déjà aussi sans doute. Il nous refait à neuf, nous purifie, nous rend capables de marcher à nouveau, debout et libre. Le Fils du Très-haut se met à ce plus bas absolu en-dessous duquel il ne se trouvera personne jamais, aussi bas que quiconque puisse descendre. Grandiose humilité du lavement des pieds, du serviteur crucifié ! Il n’est pas un homme en ce monde qui ne puisse être rejoint, confondu par l’humilité du Christ, bouleversé par sa miséricorde, transformé par sa charité.
De tous les crimes qui peuvent se commettre, le pire de tous serait de ne point croire que la miséricorde de Dieu puisse les pardonner. Le plus grand drame du péché est précisément de blesser en plein cœur la confiance en la miséricorde de Dieu, confiance que seul un cheminement de sainteté peut rétablir en vérité. Mais la sainteté de vie n’est pas ce que l’on croit si nous l’imaginons devoir être aux antipodes de la misère de l’homme. Rien n’a jamais été aussi contraire : elle communie à cette misère pour la transformer en miséricorde. La sainteté n’est rien d’autre que la misère devenue miséricorde. C’est la sainteté du lavement des pieds, du serviteur crucifié.
Chacun est donc invité à découvrir son vrai visage dans le miroir de la miséricorde et à ne jamais le chercher en dehors d’elle. Ainsi que le disait admirablement la petite Thérèse à quelqu’un qui se morfondait dans sa propre misère : « Quand on se voit si misérable, on ne veut plus se considérer et on regarde l’unique bien-aimé ». Sublime transformation du regard intérieur ! S’il importe de reconnaitre sa propre misère, s’il importe encore plus de se réconcilier avec elle, il importe par-dessus tout que la charité du Christ, le feu de l’Esprit puisse la consumer en Lui. En réalité, c’est tout en l’homme, tout de l’homme, de l’acte créateur à l’accomplissement sauveur et recréateur, qui est invité à célébrer la miséricorde du Seigneur, à s’exposer sans limite et sans réserve à la charité du Christ.
Le lavement des pieds exprime cela d’une manière unique et sublime. La logique de la charité y supplante la logique de péché par laquelle les hommes se détruisent les uns les autres. La charité du Christ peut dès lors circuler entre les hommes, jamais aussi resplendissante qu’à l’endroit même de leurs infirmités. Et c’est bien-là l’enjeu décisif du lavement des pieds : « Faites-vous-mêmes comme j’ai fait pour vous », « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Nous pourrons alors affirmer fièrement avec St Paul : « je me glorifie de mes infirmités », et avec l’Ecriture : « la charité couvre une multitude de péchés ».
Fr. Jean-Marc Gayraud o.p.