Le christianisme, religion de la joue tendue ?

20 février 2022 – 7è Dimanche du Temps Ordinaire, année C
1 S 26,2…23 ; Ps 102(103) ; 1 Co 15,45-49 ; Lc 6,27-38
Homélie du frère Jorel François



Christ aux outrages – Fra Angelico, fresque, v. 1440 – Florence, couvent San Marco

L’Orient ancien est connu pour sa tendance à user de métaphores et d’hyperboles, et nos récits bibliques en portent parfois la trace. En effet, pouvons-nous lire : si ton œil t’empêche d’entrer dans le royaume des cieux, arrache-le, si c’est ton pied, coupe-le. Il vaut mieux que tu sois borgne, unijambiste et te retrouver au royaume au lieu d’avoir les deux yeux et les deux pieds et te retrouver dans la géhenne.

Dans l’évangile d’aujourd’hui, il nous est dit entre autres choses: quelqu’un veut-il prendre ton manteau… (et c’est peut-être tout ce que tu as pour te couvrir)? laisse-lui aussi la tunique. T’a-t-on donné une gifle sur une joue, tends donc l’autre joue…

S’agit-il alors d’hyperboles au même titre que les premières que nous avons évoquées ?

Ce n’est de nos jours un secret pour personne : non seulement on sait que la Bible est une collection de livres divers, rédigés à des moments différents, par des auteurs différents, dans des contextes différents, mais encore un même livre peut avoir été le résultat du travail de plusieurs mains, et à l’intérieur d’un même livre il peut être question de genres littéraires différents. Par exemple, les évangiles, qui sont avant tout un récit des faits et gestes de Jésus durant sa vie publique, nous placent souvent face à des paraboles : à quoi comparer le royaume des cieux… ou encore : le semeur est sorti pour semer… et ainsi de suite.

Il est clair toutefois que dans le texte qui retient notre attention présentement, nous n’avons pas affaire à une parabole mais à quelque chose qui se rapproche beaucoup plus d’une hyperbole. Et c’est à bon escient que j’utilise le terme « se rapprocher », pour me garder d’assimiler ce que nous venons d’entendre à une hyperbole. Le traiter comme s’il s’agissait d’une hyperbole obligerait à procéder pareillement pour les béatitudes, qui sont au centre de l’espérance chrétienne, et qui ont été prononcées juste quelques versets avant ce texte.

A chacun de voir peut-être si l’on peut traiter comme une hyperbole cette bienheureuse espérance que sont les béatitudes…

S’il est vrai qu’il ne semble pas raisonnable de tout prendre dans l’évangile d’aujourd’hui au pied de la lettre, il n’empêche que cette portion de texte dit bien ce qu’elle entend dire. L’objection communément évoquée contre la joue tendue est que Jésus, giflé au moment de son procès, n’a pas tendu l’autre joue alors que c’était bien lui qui avait commandé de le faire. Mais c’est là justement où il ne faut pas prendre l’expression au pied de la lettre. Si au lieu de tendre littéralement l’autre joue, Jésus a demandé qu’on lui dise pourquoi il est giflé, cela ne l’a pas empêché de boire le calice jusqu’à la lie. Tendre l’autre joue, ce n’est donc pas ne pas faire remarquer l’injustice de certaines situations subies, c’est ne pas rivaliser avec le méchant, ne pas déserter ni se dérober à ces injustices en se faisant soi-même justice, ce qui reviendrait d’ailleurs à tomber dans la loi du talion ou pire.

Il vaut mieux subir l’injustice que d’en commettre soi-même, rappelait déjà Socrate, dans la droite ligne de quelques principes orphiques sans doute.

Religion pour ainsi dire de la joue tendue, la religion chrétienne ne fait pas nombre avec les autres religions. Elle ne fait surtout pas nombre avec les religions promotrices de la logique du « œil pour œil, dent pour dent ». Elle est normalement, nous rappelle Jésus, celle qui ne devrait pas encourager à trainer au tribunal le prochain même s’il était méchant, encourager à ne pas lui résister quand il vous veut ou fait du mal. Si tel n’était pas le cas, qu’aurait de plus la religion chrétienne que les autres religions n’auraient pas?

Il y va donc de la spécificité de ce qu’est venu annoncer Jésus. Ou le christianisme est une religion de plus, ou il est quelque chose de radicalement différent. La religion chrétienne, telle que voulue par Jésus, est la religion du don total de soi, qui va jusqu’à l’amour des ennemis…

Tel est l’un des enjeux de ce que nous venons d’écouter : savoir s’il faut prendre l’évangile au sérieux ou le réduire à un idéal distant et abstrait duquel on peut toujours se rapprocher sans jamais l’atteindre, un idéal qui, à la rigueur, peut donner un certain sens au quotidien de l’homme, un supplément d’âme, mais qui en aucun lieu ne se réalise en tant que tel.

Il n’est pas judicieux, me semble-t-il, de réduire la bonne nouvelle de Jésus à une utopie par le fait même qu’elle part du cœur du mystère de l’incarnation. C’est parce qu’il s’agit de Dieu fait homme que Jésus peut ainsi nous parler : Dieu parle du cœur de notre humanité, il rejoint l’homme dans son vécu. Il vient non seulement dire, mais aussi montrer, preuve à l’appui, que l’humanité peut donner beaucoup plus qu’elle n’a déjà donné, qu’elle peut s’élever beaucoup plus haut qu’elle ne s’est élevée. Le Dieu qui invite l’homme à tendre l’autre joue s’est laissé gifler, défigurer au point qu’il n’eut pas un visage d’homme. En Jésus il s’est chargé de la croix, il est mort de la mort la plus ignoble, il s’est laissé retrancher du monde des vivants. En Jésus il a vécu dans sa chair ce qu’il a commandé pour bien montrer qu’il ne s’agit pas d’un simple idéal, quelque chose vers lequel on tend mais qui reste à tout jamais abstrait et impossible à réaliser.

Il ne s’agit certainement pas de courir après le martyre ni d’être suicidaire ni de s’étendre par terre pour se faire marcher dessus – ce serait prendre la joue tendue au pied de la lettre –, mais en même temps, il s’agit, quand l’heure se présente, au lieu de devenir méchant comme l’est le méchant, de boire le calice jusqu’à la lie. Il s’agit de prendre son courage à deux bras, d’être fidèle au Christ, qui a accepté de prendre sur lui la croix… Il s’agit de mener jusqu’au bout le combat de la foi, d’être un authentique chrétien et non un chrétien de façade, un chrétien qui fait comme si.

Cela ne semble-t-il pas raisonnable ? Peut-être le christianisme n’est-il pas raisonnable. Mais ne frelatons pas le vin de l’évangile en prétendant être raisonnables, comprendre plus raisonnables que Jésus de qui nous disons être les disciples…

Ce que certains considèrent comme étant une hyperbole parce que trop exigeant, trop exagéré, trop déraisonnable, Jésus fut le premier à l’avoir vécu, et c’est cela qu’il nous demande de vivre.

Si le monde vivait de l’évangile, il n’aurait pas été question de joue tendue, parce qu’il n’y aurait personne pour commettre de l’injustice ni frapper son frère au visage. Mais le monde n’est pas chrétien. Les vrais disciples du Christ sont donc appelés à faire comme le Christ : être le levain de la pâte en étant présents dans le monde mais en étant différents du monde. Que nous soyons en deçà de ce programme, c’est une chose. Mais en même temps, la grâce ne nous a-t-elle pas été donnée pour nous y conformer, puis encore le pardon des péchés pour ceux qui se reconnaissent comme en ayant besoin ne fait-il pas partie de la bonne nouvelle de l’évangile?

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