Le petit chemin sûr

23 octobre 2022 – 30è dimanche du T.O., année C
Si 35, 15b-17.20-22a ; Ps 33 (34) ; 2 Tm 4, 6-8.16-18 ; Lc 18,9-14
Homélie du frère Joseph-Thomas Pini



Fresque de l’abbaye d’Ottobeuren (Allemagne)

« Mes pensées ne sont pas vos pensées, et mes chemins ne sont pas vos chemins » (Is 55, 5). « Vous dites : ‘La conduite du Seigneur n’est pas la bonne’. (…) Est-ce ma conduite qui n’est pas la bonne ? N’est-ce pas plutôt la vôtre ? » (Ez 18, 25) Ces paroles de Dieu à Son peuple par l’intermédiaire des prophètes ne cessent pas de résonner pour nous. De fait, lorsque le Seigneur met et remet les choses à l’endroit, dans leur juste ordre, Il met souvent notre petit monde à l’envers. L’abondance d’affirmations déroutantes au cœur du Royaume de Dieu annoncé par le Christ et accompli en Lui témoigne d’elle-même : les pauvres sont riches, et les riches les plus démunis ; les plus petits sont les plus grands ; les persécutés sont heureux ; les premiers sont les derniers ; les malades, les impurs, les rejetés sont l’objet privilégié de la sollicitude et de la miséricorde divines, cependant que les « observants » (du moins s’ils ne le sont que de façade) se vouent à la perdition. Chez Jésus, il ne faut pas y voir un art rhétorique ou un plaisir du paradoxe ou de la contradiction. Et en Maître, Il donne aujourd’hui, comme le déclare explicitement Luc dans l’Évangile de ce jour, non une pirouette, mais une leçon capitale, sur l’humilité et sur la prière.

Sur l’humilité. Nous savons qu’elle est difficile à vivre, et à bien vivre, passant le plus souvent, pour nos nuques raides et notre nature blessée, par l’humiliation qui, elle, passe toujours aussi difficilement. Trop fréquemment aussi, l’humilité est à visée et à hauteur principalement humaine : par calcul, ou, moins gravement, pour nous positionner justement, à notre sens, dans les relations humaines. Requérant la lucidité, elle est donc, presque par construction, imparfaite et de portée imparfaite, sur la ligne de crête et dans le passage étroit entre présomption et vanité d’un côté, et excessive dépréciation de soi de l’autre. Or, il ne nous faut oublier que c’est d’abord Dieu qui en est le motif propre : c’est d’abord devant Lui qu’il nous faut nous reconnaître petit et pécheur, à notre juste place devant Lui. Il en est aussi le principe régulateur, peut-on dire : pécheurs devant Lui, mais pécheurs rachetés, petits et limités, mais aimés et comblés, nous devons nous apprécier ainsi justement devant la Face du Crucifié, qui affiche le péché des hommes et l’abaissement de leur condition, et proclame en même temps l’amour infini de Dieu. Sur la prière ensuite. La nôtre est avant tout prière de demande, qui peine souvent à dépasser l’horizon, parfois peu glorieux, de nos intérêts et de nos attentes. Elle néglige facilement la louange et l’intercession. Elle oublie surtout qu’elle est d’abord non un formulaire, mais un acte de disposition de soi à Dieu et devant Lui : dans la confiance filiale envers le Père ; dans l’amitié du Christ qui est l’Ami véritable ; dans l’union à l’Esprit Saint, qui seul sait prier comme il le faut (Rm 8, 26). Sur l’un et l’autre point, le modèle de la leçon de la parabole est bien le publicain, apparemment le moins exemplaire des deux hommes en scène.

Mais, comme toujours, le Christ nous emmène plus loin qu’une simple règle de vie et de prudente action, concernant l’humilité en particulier. En bonne pédagogie, le contraste est comme forcé entre le pharisien et le publicain dans la brève parabole de ce jour. Toutefois, la personnalité du premier apparaît plus complexe : nous est présenté un homme droit et fidèle dans ses observances (tout est en règle au regard des exigences deutéronomiques), et même humble sous un certain rapport, dans la mesure où il se reconnaît redevable envers Dieu. Or, le voilà privé de l’essentiel, que reçoit le publicain. En regardant l’humilité et la prière comme le Christ nous y invite, nous sommes appelés à entrer plus avant dans le mystère même de Dieu tel qu’Il communique Sa vie. C’est d’abord la place de l’humilité dans l’ensemble des vertus qui le fait saisir. Même si elle n’en fait pas partie, elle apparaît bien comme le préalable indispensable au déploiement et à l’enracinement des vertus théologales. Elle est en quelque sorte comme une sous-couche, l’enduit sur lequel Dieu va jeter la fresque de la foi, de l’espérance et de la charité, le support sans lequel ces dernières ne peuvent se fixer ni tenir. Ce préalable, elle l’est aussi pour toutes les autres vertus, qui doivent, pour être complètement exercées, autant reposer sur l’humilité qu’elles sont animées par la charité, au point que la première trouve donc une place, de premier ordre, dans l’ensemble des vertus. Cela est évidemment d’importance pour notre agir selon cette cohérence : il n’y a pas d’humilité véritable devant Dieu qui ne trouve aussi une expression sincère et paisible vis-à-vis du prochain, et l’on ne saurait être humble devant l’un sans l’être devant l’autre. Plus encore, l’humilité introduit à la vie en Dieu dans la contemplation de Son mystère en ce que Dieu Lui-même a préféré l’humilité, la sanctifiant en quelque sorte comme le furent les eaux du Jourdain par Son baptême. Étonnant et permanent mystère de Dieu qui Se fait humble : dans Son Incarnation, dans la crèche de Bethléem, dans la vie de Nazareth, au Golgotha en descendant au plus bas de l’abaissement humain, dans l’hostie consacrée, dans le pauvre ! Dieu la privilégie à l’évidence, et semble y trouver le lieu par excellence d’expression de Sa grandeur, de Sa puissance et de Sa bonté. Dans un autre ordre, la prière aussi manifeste admirablement cette bonté et cette puissance. A rebours de nos impressions, nous sommes exaucés au mieux et au-delà de nos attentes. Car Celui que nous prions, qui connaît infiniment mieux que nous nos besoins véritables et ceux du monde, n’attend pas nos demandes pour disposer tout au mieux selon Sa sagesse, parfois au-delà de ce que nous pouvons en saisir. Mais l’apport essentiel de la prière pour nous est que la confiance humble que nous y mettons, qui réunit la foi, l’espérance et la charité, nous transforme et nous établit toujours plus dans l’amitié de Dieu, vivifiante autant que gratifiante. En nous faisant entrer plus profondément dans le dessein de Dieu et ajustant mieux notre volonté à Lui, elle nous fait grandir dans l’imitation du Christ et dans Sa prière même, incompréhensible en réalité si l’on ne voit pas la porte qu’elle nous ouvre.

Dès lors, nous n’avons ni à craindre de l’humilité, ni à douter de la prière. L’une et l’autre sont des espaces authentiques de la relation à Dieu qui nous communique toujours plus Sa vie. Elles n’aliènent évidemment rien de notre nature ou de notre condition : elles l’élèvent, lui ouvrant déjà la gloire promise.

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