Le VIII° Centenaire de l’assassinat de Pierre de Castelnau

gilles du gardConclusion du Colloque de S Gilles

Le 15 janvier 1208, vers 6h du matin, Pierre de Castelnau, après avoir célébré la messe, se prépare à traverser le petit Rhône quand il est assassiné de dos par un écuyer du Comte Raymond VI de Toulouse identifié comme venant de Beaucaire.
La veille, le Comte de Toulouse qui a fait de Saint-Gilles au bord du Rhône, une sorte de Capitale, ville sainte de pèlerinage et grande foire aux échanges et aux affaires florissantes, a convoqué Pierre de Castelnau, légat du Pape Innocent III. Rencontre difficile, houleuse où le Comte veut justifier devant le légat son refus de signer l’accord de paix que le pape Innocent III veut établir à l’intérieur de la Chrétienté sous la houlette de son pouvoir spirituel. Ce refus a entrainé l’excommunication du Comte Raymond VI. Si cette affaire reste complexe puisque le droit médiéval – et nous sommes dans un monde régi par le droit où personne ne peut en faire qu’à sa tête – n’envisage pas cette allégeance au pouvoir spirituel du Pape, Raymond VI ne peut justifier les actes répétés et délibérés de violence qu’il vient d’effectuer en terre d’empire. Ne vient-il pas de brûler des civils non armés, femmes et enfants dans l’église de Carpentras ? Ne cherche-t-il pas avec des bandes de routiers armés, soudards mercenaires payés par l’argent des péages de Saint-Gilles à répandre la terreur et imposer son pouvoir ?
Le Pape Innocent III, à l’apogée de son pouvoir, cherche à instaurer durablement la paix à l’intérieur de la Chrétienté pour mieux reconquérir Jérusalem et asseoir le pouvoir militaire et économique des Latins en Terre Sainte. Faire ou mieux  imposer
la paix va de pair avec la purification de la foi chrétienne, débarrassée de toutes les déviances, divergences ou dissidences. Pour ce faire le Pape veut faire valoir la suprématie du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, de la Cité de Dieu sur la Cité des hommes. Vicaire du Christ, il exerce la plenitudo potestatisqui n’est pas un pouvoir tout puissant mais un pouvoir supérieur ou suprême: le pouvoir spirituel établi au dessus de toutes les autres formes de pouvoir que le droit romain et coutumier régulait au Moyen Age. Seul ce pouvoir spirituel pouvait exiger des Princes une conduite morale exemplaire et l’instauration de la paix, le règlement pacifique des conflits et des tensions politiques voire
Ce beau projet de paix se heurte concrètement à une multitude de problèmes liés à la réforme de l’Eglise. Mais aussi à de nombreux problèmes personnels ou moraux, économiques ou militaires. En voici un seul exemple mais de taille: la 4ème Croisade que le Pape a rassemblé en 1203, n’a pas abouti au tombeau du Christ mais au sac de Constantinople  pour satisfaire les banquiers italiens qui finançaient la Croisade.
Pourtant, malgré cet échec cuisant où la spiritualité de la croisade- assurer le salut des soldats  et des pèlerins qui se rendent sur le tombeau du Christ- est largement dévoyée par le pouvoir économique, Innocent III n’abandonne pas son projet de reconquête de la Terre Sainte au prix même d’une croisade d’un nouveau genre que sera, en partie, la croisade contre les Albigeois ou contre des hérétiques du Midi, autrement dit les dissidents plus connus aujourd’hui sous le nom de« Cathares ».Au lieu d’être tournée vers l’extérieur, la croisade vient épurer l’intérieur même de la Chrétienté. La coercition est requise pour rétablir la vraie foi.
Pour étendre et accomplir la réforme Grégorienne dans l’Eglise, Innocent III aura recours à de nombreux Légats qu’il envoie en mission par dessus même les pouvoirs ecclésiastiques ou politiques locaux. Missions ponctuelles, circonscrites, régies par des lettres précisant exactement la nature ou la portée de l’action du Légat. Le Pape finit même à partir de 1204 par choisir des légats dans le vivier des Cisterciens, fer de lance de l’Eglise du XII° siècle et bons connaisseurs des langues et des coutumes locales.
Ainsi, Pierre originaire de Castelnau, la banlieue de Montpellier, ancien archidiacre du diocèse de Maguelone et donc au courant de tous les problèmes juridiques et économiques du diocèse, devenu moine cistercien de Frontfroide. Ne l’idéalisons pas: en 1206 il se fait haïr en prêchant à Béziers. Ses compagnons le font partir pour le protéger. Manifestement sa manière hautaine et autoritaire de s’adresser aux gens empêche la « Sainte Prédication »  naissante de réussir sa première campagne de rencontres et de prédications. Homme de caractère, rigoureux et inflexible, plus rigide que diplomate et incapable de contacts chaleureux. Surtout avec l’hérétique qu’il ne sait que menacer pour qu’il revienne – par peur ? – à la vraie foi.
La rencontre de Saint-Gilles met donc en présence un Légat inflexible et un prince versatile, à la colère proverbiale. On pense même que ses excès trahissent une démence. Le Comte menace publiquement le Légat de mort. Or le Légat est plus qu’un représentant du Pape, il est comme sa présence physique auprès de ceux à qui il est envoyé. L’espoir de paix fait place au pur rapport de forces et le Comte a entre ses mains le pouvoir de la violence.
Si cet assassinat du Légat porte en lui-même beaucoup d’éléments d’interprétation, il reste à en apprécier les conséquences incalculables.
Dans sa lettre du 12 mars 1208, le Pape Innocent III manifeste à toutes les institutions politiques et religieuses de la Chrétienté l’excellente connaissance des circonstances de l’assassinat. Il connait par ailleurs toutes les procédures juridiques du droit canon et du monde médiéval. Pourtant il en vient à confondre volontairement le plan de la responsabilité personnelle d’un criminel et l’éradication de la « pestilence » qu’est l’hérésie ou la dissidence. Raymond VI est certes un personnage complexe- est-il coupable de l’assassinat perpétré par « l’écuyer de Beaucaire » qu’il a fait entrer dans sa familiarité ?-  mais il n’est pas hérétique.
Peu à peu l’idée de la croisade pour contraindre l’hérétique se met en place. La question devient : est possible et souhaitable de contraindre à la vraie foi ?
La responsabilité de l’Eglise est alors engagée sur deux fronts :
1- Comment se fait-il que les rapports de terrain,  par exemple ceux des Légats, vont réussir à majorer la dissidence en Languedoc et à diaboliser l’hérésie au point qu’une seule solution s’impose : l’éradication totale ? Sinon toute la Chrétienté en sera empoisonnée ! Or l’analyse de la dissidence en Languedoc montre qu’elle est loin d’occuper tout le territoire. Saint-Gilles ou Montpellier ne connaissent  pas de « Cathares ».Elle a son apogée de Béziers vers Montauban et la dissidence des « bons hommes et des bonnes femmes » fera entre 10 et 15 % de la société de ce « territoire ». Ensuite  ses doctrines et ses rituels sont peu et mal connus faute de documents. L’immense majorité des textes et des documents sur l’hérésie vient des Catholiques. Or la diabolisation de l’autre différent conduit à décider la solution violente : il vaut mieux éliminer ce danger d’autant plus qu’il est, pour une bonne part, imaginaire au sens où la figure de l’hérétique sort des bibliothèques de certains monastères plus que de la connaissance de terrain. Ce qui ne veut pas dire que la dissidence n’est rien, bien au contraire mais elle n’est qu’une dissidence à plusieurs courants. Au-delà de la sociologie des dissidences, il faut apprécier surtout la nouveauté qu’elles représentent à la fin du XII ème siècle et ainsi examiner l’attitude de l’Eglise et de la société face à cette nouveauté même.
–    2- Comment organiser la coercition pour obliger à la conversion ? L’Eglise a besoin de bras séculiers, et du coup va en dépendre. Mais surtout, au delà des aspects tactiques, qu’en est-il de la foi qui est l’adhésion libre à l’appel de Dieu? Il faut se garder de tout anachronisme: les XII° et XIII° siècles sont bien différents de nous. La foi se présente plus comme l’appartenance à un groupe qu’une décision personnelle à cette époque. Mais l’Evangile que l’on impose n’est plus l’Evangile!
Dès lors, les historiens nous aident grandement à camper les circonstances d’un vrai débat : coercition ou prédication ? Prédication ou croisade ? Le débat reste ouvert mais il a le mérite d’aborder les vraies questions.
S’il a préparé plusieurs croisades, le Pape Innocent III a aussi encouragé la prédication pour revenir à la foi. Mais quelle prédication ? Une prédication créant la peur pour pousser à la foi ? Une prédication comme dernière chance avant la coercition ? Une prédication finalement impuissante à empêcher le recours à la force ?
Or depuis la rencontre de Montpellier en 1206, dont nous venons de célébrer le VIII° centenaire et dont les Actes viennent d’être publiés, une alternative se fait jour : la Sainte Prédication : prédication nouvelle, itinérante à la rencontre de l’autre dissident, mendiante, sans accompagnement de soldats ou de domestiques, à pied et non plus avec le prestige des chevaux…
Alors que les Légats, dont Pierre de Castelnau, veulent démissionner devant l’échec de leur mission, Diègue, évêque d’Osma en Castille, accompagné de son Socius, Dominique de Calaruega provoquent une rupture révolutionnaire pour ne plus donner prise aux accusations des hérétiques du midi : renvoyer les bagages, les serviteurs et les soldats qui accompagnent les missions de prédication des évêques et des Légats. La nouveauté de la Sainte prédication répond à la nouveauté des dissidences.
Diègue et Dominique joignent le geste à la parole. Ils coupent peu à peu l’herbe sous les pieds de cet anticléricarisme qui conduit à entrer peu à peu en dissidence devant la richesse et le pouvoir ostentatoire des Clercs confinant au mépris des Laïcs. Ils rétablissent la relation entre les Prêcheurs et le peuple de Dieu après le divorce des clercs « cultivés » priant en latin et le peuple « inculte » parlant en langues vernaculaires.
Grâce au choix de la pauvreté mendiante et de la simplicité de l’Evangile, la Sainte Prédication permet la rencontre de l’hérétique, les réunions publiques de confrontation arbitrées par des jurys composés de laïcs. En dépit de la croisade des Albigeois et malgré le bruit, la fureur et la rémanence de la « culture de coercition », la prédication à la fois nouvelle et traditionnelle aura des résultats probants.
Ainsi la Prédication nouvelle s’inscrit dans la vision « classique » initiée par les Légats en Languedoc : mettre fin à l’hérésie qui déchire l’Eglise et divise la société. Mais elle apporte une nouveauté convaincante : l’alliance de la parole et l’exemple.
Dieu n’est plus le Tout puissant inspirant la crainte comme celle qu’inspirent les souverains de la Terre. Révélé exactement par l’incarnation de son Fils Bien Aimé dans l’Evangile, Dieu se laisse discerner comme Pèrede Jésus-Christ et  notre frèreen Jésus-Christ.
Cette fraternité dans l’Eglise et pour le monde est l’alternative crédible à la prédication de coercition.
Prédication ou Croisade? Le choix devient celui d’une prédication fraternelle de la Vérité de l’Evangile.
Pourtant dès 1209, la croisade contre les Albigeois se réunit devant Béziers, terrible choc initial qui marque encore notre mémoire collective même au prix d’une distorsion des faits qu’il nous faudra examiner scientifiquement. Cette guerre durera une vingtaine d’années et le traité de Paris y mettra fin en 1229. Le Comte Raimond VII de Toulouse s’engagera à poursuivre et punir les hérétiques. Un autre chapitre d’histoire commence.
Pendant ce temps, l’hiver 1206-1207, la première communauté dominicaine est fondée à Prouilhe en Lauragais, un monastère de « bonnes femmes » converties ou revenues dans l’Eglise par la prédication de ce lui qui deviendra saint Dominique. Une autre histoire parallèle à celle de la guerre commence elle aussi.
Frère Gilles Danroc o.p.