1er mai 2022
Troisième dimanche de Pâques, année C
Ac 5,27…41 ; Ps 29 (30) ; Ap 5,11-14 ; Jn 21,1-19
Homélie du frère Jorel François
Un auditeur bien avisé ou un lecteur qui placerait cette portion d’évangile dans le contexte de l’évangile selon Jean ne manquerait pas de se demander pourquoi elle est là où elle se trouve actuellement, que fait ici ce tronçon, alors que peu avant, il est dit, et nous l’avons écouté dimanche dernier, que Jésus ressuscité avait fait encore beaucoup d’autres signes, qui n’étaient pas forcément rapportés dans cet évangile (biblios), et que ceux qui s’y trouvaient consignés (gegraptai) étaient là simplement pour que celui qui lit ou qui entend puisse croire que Jésus est le fils de Dieu et qu’ainsi il ait la vie en son nom (Jn 20, 30-31).
Il s’agit bien là d’une conclusion, et l’on ne s’attend alors pas à ce que le récit s’étire, se prolonge davantage; on s’attend, à la rigueur, simplement à une postface. Pourtant, rebelote, nous voilà non en présence d’une postface mais d’un récit qui a tout l’air d’une redite, au moins en ce qui a trait à l’idée de pêche, qui évoquerait alors un événement déjà rapporté dans l’évangile selon Saint Luc, et renverrait à une scène qui a eu lieu au début de la vie active de Jésus, suite à laquelle il a choisi Pierre et ses associés Jacques et Jean (Lc 5, 1-11); et la voilà placée ici dans ce contexte post-résurrection.
Pourquoi donc ce texte ici? Quelle signification donner à cela? Mais d’abord, avons-nous bien lu, avons-nous bien entendu?
Il y est bien question de pêche (alieyo), d’intervention miraculeuse, de petit-déjeuner (aristao) curieux, en tout cas lourd, copieux, puisqu’il s’agit de pain (arton) et de poissons (ichthyon) consommés tôt le matin, qui plus est boucanés par un étranger, à qui aucun des intéressés n’ose demander qui il était, car ils savaient tous et reconnaissaient tous qu’il s’agissait de Jésus pourtant mort et enterré voilà quelques jours. Quand ils eurent fini leur petit-déjeuner, rapporte l’évangile, à Simon-Pierre Jésus par trois fois demande s’il l’aimait.
Récit qui clôt et couronne l’évangile selon Jean dans son état actuel. Ce récit clôt l’évangile selon Jean parce qu’il fait office désormais d’une deuxième conclusion. Il le couronne car il y est question d’amour, et l’amour est au cœur de cet évangile, au cœur de tout évangile. L’amour, reine des vertus, ne constitue-t-il pas l’essence du christianisme? Ne résume-t-il et ne couronne-t-il pas le processus de la révélation? Jean ne nous apprend-il pas que l’amour est le nom même du Dieu chrétien (1 Jn 4, 8)?
Le français simplifie peut-être un peu trop la réalité exprimée à travers ce terme qui est en même temps non seulement un concept mais aussi une personne. L’anglais, l’espagnol et, bien avant eux, le latin et le grec sont beaucoup plus nuancés quand ils veulent en parler. Là où le français n’a que le verbe « aimer » et le substantif « amour » pour le désigner, l’anglais en emploie au moins « to love » et « to like » et l’espagnol « querer, gustar, amar ». Le latin et le grec ont au moins trois verbes ou trois mots chacun: « dilectio, amor-caritas », pour le latin, « éros, philia, agapè », pour le grec.
Que de nuances entre l’un et l’autre même s’il ne faut pas trop radicaliser celles-ci, et dans le cas du grec, deux de ces trois substantifs figurent sous forme de verbe dans ce récit: « phileo » et « agapao ». « Phileo », qui exprime un amour d’amitié et « agapao », l’amour jusqu’au don de soi.
Les disciples ayant fini de manger, Jésus questionne et je traduis: Pierre, m’aimes-tu jusqu’au don de toi-même et par-dessus tout (agapas me pleon toton), sans que ce soit forcément un amour intéressé, commandé?
Comprendre alors au moins que Jésus demande à Pierre s’il l’aime par-dessus les poissons pêchés, mangés, ou encore par-dessus les copains de pêche et pourquoi pas par-dessus le métier même de pêcher, qui est vraisemblablement son gagne-pain. Car, en vérité, il parait bien curieux ce Pierre, qui a vu Jésus si crument arraché, si brutalement retranché de la terre des vivants, et qui revient si rapidement à son ancien métier de pêcheur de poissons, oubliant sans doute que Jésus lui avait demandé de pêcher des hommes en lieu et place de poissons (Lc 5). On comprend alors que Jésus puisse lui demander s’il l’aime plus que tout cela…
À la question posée, Pierre répond par trois fois, oui, je t’aime d’amitié (nai, kyrie, su oidas oti philo se). Et par trois fois, Jésus lui demande de prendre soin de ses brebis (boske ta arnia mou/poimenaine ta probata mou/boske ta probata mou).
Par deux fois sur les trois, Jésus parle d’amour-don-de-soi (amour-agapè), et Pierre de répondre par l’amour d’amitié (amour-philia). L’amour agapè est pourtant un amour qui n’attend pas nécessairement de la réciprocité, c’est l’amour qui se donne sans être commandé, l’amour-abnégation des parents pour leurs enfants, l’amour de Dieu pour les hommes. Mais en même temps, force est de constater, qu’au nom même de cette abnégation, celui qui aime d’amour-agapè est souvent prêt à aller jusqu’au don de soi, jusqu’au sacrifice ultime de sa vie… pour celui qu’il aime.
L’amour-philia ou d’amitié, c’est autre chose : il s’agit d’un amour entre des égaux, c’est l’amitié entre hommes, très importante chez les grecs anciens, dans cette culture où l’on passait le gros de son temps entre des pairs. Il n’est pas forcément demandé qu’un ami donne sa vie pour un autre ami ni de faire preuve d’une totale abnégation.
Pierre prend-il conscience au travers de sa réponse, qu’il n’est qu’un homme et non pas Dieu, que l’homme n’est pas toujours capable de se donner sans mesure, sans rien attendre en retour, de se sacrifier quand ce n’est pas dans le cas de l’amour d’une mère, d’un père pour ses enfants, et encore?
Mais au moment où Jésus descend rejoindre Pierre dans l’amour d’amitié (amour-philia), au moment où il reprend exactement le vocabulaire que Pierre avait utilisé pour répondre alors que jusque-là Jésus était sur le registre de l’amour-don-de-soi (amour-agapè), Pierre parait hésiter. Il comprit qu’il n’était même pas vraiment capable d’amour d’amitié (amour-philia).
À la servante qui lui avait demandé s’il n’était pas du groupe de Gethsémani, par trois fois il avait nié. Il comprit qu’il ne peut pas compter sur ses propres forces mais sur la grâce. Il se jette alors tout entier dans les bras de Jésus : tu sais, mon Seigneur, tu connais mes faiblesses, tu sais que même si je suis lâche, je peux t’aimer (d’un amour égal à ce que je peux donner moyennant ta grâce)…
Dieu compte sur chacun de nous malgré nos inconstances et nos infidélités. Jésus ne fait pas de nous des esclaves mais des amis, et même des frères, puisque grâce à sa vie donnée, nous sommes devenus fils dans le Fils. Il sollicite alors notre amitié, il est en quête de notre amour. Certes, Pierre ira jusqu’au don de lui-même (puisqu’il est mort martyr, selon la tradition), mais pour l’instant, il n’a pas promis d’aimer Jésus jusqu’à donner sa vie pour lui (il n’a pas repris l’idée d’agapè mais reste vraisemblablement enfermé dans la philia). Jésus qui est dans l’amour-agapè et donc qui l’aime jusqu’à donner sa vie pour Pierre, lui confie pourtant la responsabilité des autres amis pour qui il (Jésus) a également donné sa vie. Il a confirmé Pierre dans sa charge dans l’Église malgré sa faiblesse et son infidélité. Je reviens alors à la question posée ci-dessus : pourquoi ce texte à la fin de l’évangile de Jean?
Il me semble qu’il est là d’une part pour, entre autres choses, signifier une fois de plus que c’est lui, le Jésus crucifié, le même qui avait marché sur nos chemins, qui guérissait les malades, ordonnait des pêches miraculeuses, c’est celui qui était mort dans son corps qui est ressuscité avec son corps. C’était pour la troisième fois, explique le texte, que Jésus apparaissait aux apôtres. Le chiffre trois est à prendre alors avec tout son symbolisme de perfection, de plénitude. Jésus ressuscité est donc là, présent aux disciples, qui peuvent avoir une certaine expérience de cette présence.
D’autre part, il y a la question posée à Pierre et ses conséquences. Il devait y avoir vraisemblablement un certain malaise dans la communauté johannique face à Pierre, chef de l’Église visible dans diversité (cent-cinquante-trois poissons, donc tous les types connus à l’époque, selon saint Jérôme, symbolisent cette diversité), Pierre, garant de l’unité de l’Église visible (le filet ne s’est pas rompu – symbolique d’unité) et qui avait pourtant renié Jésus pendant le procès. L’évangile selon saint Jean, qui insiste sur l’amour, ne pouvait s’achever sans donner à Pierre une occasion de se « racheter ». Ce qui est fait à travers sa triple réponse donnée à la triple question posée. Il avait renié trois fois, il a confessé par trois fois son amour, et a été, du même coup, par trois fois confirmé dans sa charge comme chef de l’Église.
Puisse Pierre, par la grâce de Dieu, rester fidèle à la mission de présider la charité qui lui est confiée dans l’Église et la conserver dans son unité, puisque lui-même a expérimenté, goûté et cru en cette charité miséricordieuse du Christ. Amen.
Une magnifique homélie, un peu longue mais très construite qui par ces questions fait vivre notre Foi. Et par sa dernière partie nous montre toute la difficulté du commandement « aimez-vous les uns les autres COMME je vous ai aimé ». Il est écrit sur nous sommes à l’image et à la ressemblance de Dieu. Mais il faut du temps pour ressembler à notre père du Ciel. Merci pour cette inspiration frère Jorel.