« Si tu le veux, tu peux me purifier »

11 février 2024 – 6e dimanche du T.O., année B
Lv 13, 1-2 . 45-46 ; Ps 31 (32) ; 1 Co 10,31 – 11,1 ; Mc 1,40-45
Homélie du frère Jorel François



Si tu veux, tu peux… Voilà qui relève d’une logique tout à fait banale, ordinaire. Ne nous arrive-t-il pas de dire que « vouloir, c’est pouvoir »? C’est donc à cette logique exprimée parfois sous forme de dicton que nous avons ici affaire. Mais est-ce bien toujours le cas? Est-ce toujours vrai que quand on veut on peut?

Là n’est peut-être pas la question, au moins pour l’instant. Considérons simplement cette assertion comme une hypothèse plausible.

L’affirmation est lourde, grave étant donné le contexte : nous avons affaire à un malade exclu de la société en raison même de sa maladie. Vous avez entendu comment le Lévitique  demande de traiter les personnes atteintes d’une affection de la peau. C’est même probablement pour s’être approché du lépreux, pour l’avoir touché et avoir transgressé l’interdit que l’évangile du jour explique qu’il n’a pas pu rentrer ouvertement dans une ville (Lv 13, 46). Le lépreux guéri n’ayant pas reçu le placet des barons du temple met Jésus dans la délicate situation d’impureté rituelle et il devient du coup socialement infréquentable. Mais qu’importe, la foule (ces mal appris, qui ont peu de mémoire, qui ne projettent ni ne calculent, et qui n’obéissent qu’à leur intérêt immédiat), vient quand même à lui – pour se faire guérir elle aussi. Elle se dit probablement: s’il le peut et le veut pour un, il le pourra et le voudra aussi pour d’autres, et peut-être même pour tout le monde.

L’affirmation devient alors d’autant plus grave, terrible même, quand on passe du cas particulier du lépreux (et donc de cette personne en situation de souffrance) à tout le genre humain, passer de la souffrance individuelle à la question plus générale de l’existence du mal.

N’est-ce pas que Dieu est Dieu et donc tout puissant et bon? Alors pourquoi la souffrance? Comment se fait-il que le monde soit comme il est, aille comme il va sans que Dieu n’intervienne… ne fasse quelque chose… pour changer le cours des choses, arrêter la main du méchant, faire en sorte que dès à présent nous vivions la béatitude, le bonheur sans fin annoncé…? N’est-il pas venu dans le monde pour le libérer du mal? Pourquoi faisons-nous encore aujourd’hui l’expérience du mal, de la maladie, de l’injustice, de la catastrophe…, pourquoi Dieu permet-il le mal?

Si tu veux, tu peux… Une assertion pleine de sous-entendus, une affirmation grave de conséquences… Le lépreux reconnaît et affirme la Seigneurie de Jésus, en lui disant, si tu veux, tu peux me purifier et donc me guérir, me libérer de mon mal, de mon péché et de ma lèpre, il reconnaît en lui Dieu.

Dans la mentalité sémitique, la maladie étant liée au péché, demander à être guéri, c’est en quelque sorte demander à être libéré du péché. Or, Dieu seul peut pardonner les péchés, lui seul peut libérer du mal.

Il n’y a pas de place pour le doute dans la démarche du lépreux, le doute arrivera plus tard, dans un autre contexte, et nous le verrons bientôt. Le lépreux, lui, affirme et croit qu’il suffit que Jésus le veuille pour qu’il guérisse. Et nous sommes au tout début de l’évangile de Saint Marc. Plus loin dans l’évangile de Marc, au neuvième chapitre, c’est le père d’un possédé ou vraisemblablement d’un épileptique, qui amène son fils malade et qui fait état de l’impuissance des apôtres à le guérir. Et il enchaîne, en présence de Jésus : « si tu peux quelque chose, viens à notre secours, par pitié de nous » (Mc 9, 22). Si tu peux quelque chose, fais-le, car nous sommes en mauvaise passe, et les temps sont mauvais.

Nous voilà avec la même logique, et le si tu le peux, fais-le complète pour ainsi dire le si tu le veux, tu le peux. Si tu veux, tu peux, et si tu peux, fais-le ! Et c’est, dans ce deuxième cas de figure, au beau milieu de l’évangile selon Saint Marc, que s’introduit le doute, et avec raison peut-être. Et Jésus s’étonne que ce père de famille doute qu’il puisse réaliser ce qu’il sollicite.

Mais dans un cas comme dans l’autre, on a l’impression d’avoir affaire à une certaine impatience. Nos deux personnages sont dans la détresse et quelque chose leur fait comprendre que Dieu peut quelque chose pour abréger ces souffrances – à moins qu’il ne le veuille pas.

Mais pourquoi ne le voudrait-il pas? Parce qu’il aimerait le mal? Parce que cela lui ferait plaisir de voir souffrir les hommes, ou parce qu’il serait incapable de le faire?

Nous ne pouvons nous empêcher de songer aux dilemmes d’Épicure rapportés par Lactance et qui posent de lourdes objections contre la toute-puissance de Dieu et sa bonté, contre son existence même.

Si Dieu est bon et tout-puissant et qu’il ne fait pas quelque chose pour faire en sorte que le mal n’existe pas, c’est que, de deux choses l’une, ou il veut le mal et donc il est méchant, ou il est bon et ne veut pas le mal mais il est impuissant [et il n’est pas Dieu].

À ce dilemme, l’évangile dit que Jésus répond qu’il peut et veut faire quelque chose, parce qu’il existe, parce qu’il est bon et tout-puissant. Oui, je le veux, sois guéri; et le lépreux fut guéri…

Mais ce « oui, je le veux, sois guéri » rend le dilemme d’Épicure encore plus crucial, encore plus terrible, car cette intervention de Dieu en Jésus le confirme : Dieu existe, et quand il veut, il peut… Parce qu’il est Dieu et tout puissant, personne ne peut le défier, personne ne peut contrarier son projet, qui est de toujours.

Suite à d’autres penseurs, philosophes et croyants, je relance alors la question : pourquoi la maladie? Pourquoi Dieu permet-il le mal, comme le montre déjà le livre de Job (1,12)?

Pourquoi pouvons-nous avoir l’impression qu’il ne fait pas vraiment grand-chose pour l’empêcher? Alors qu’il aurait pu faire quelque chose s’il le voulait?

Qui peut donner une réponse satisfaisante à ces questions – sans prendre le risque d’accabler l’homme, de le scandaliser pour sauver Dieu ou, à l’inverse, de maudire et blasphémer Dieu pour sauver l’homme?

La réponse classique, traditionnelle met tout ou presque sur le compte de la liberté de l’homme : le monde est devenu tel qu’il est en raison de son péché; ce qui revient à dire en quelque sorte que l’homme a le pouvoir, au nom de sa liberté, de faire barrage au dessein de Dieu, de mettre à l’épreuve sa toute-puissance et sa volonté.

Une réponse blasphématoire, impie ferait de Dieu la cause du mal comme du bien (Jb 1, 7-12; 2, 2-6; 19, 6.10-11; 30, 21), ou lui donnerait un adversaire égal à lui, capable de lui tenir tête, et donc au Dieu du bien, opposer un autre, le Dieu du mal.

Mais là encore, certains comme saint Augustin en avaient déjà fait l’expérience, cette réponse ne satisfait pas l’intelligence. Deux infinis s’annulent. Si Dieu est Dieu, il est un, il n’a pas d’égal, il n’a pas de rival. Et mettre le mal sur son compte ne tient pas non plus, car comme le rappelle Épicure, ce serait faire de lui un être méchant.

Alors quelle issue à la question du mal, quelle réponse? En faut-il une? 

Le livre de Job (38,4 – 40,4) comme celui de Ben Sirac le Sage (11,4-6) demandent : où était l’homme quand Dieu faisait les choses, quand il créa le monde, qui a été son conseiller?

Avons-nous vraiment le droit de l’interroger sur ce qu’il a fait ou n’a pas fait? Au nom de quoi osons-nous le questionner…, et pire, répondre à sa place, le justifier ou le condamner…?

Le mal n’est pas une question mais une énigme. Dieu doit avoir ses raisons que la raison ne connaît pas… Taisons-nous tout en faisant ce que nous pouvons pour lutter contre le mal. Ouvrons-nous au mystère, prions Dieu et attendons dans la persévérance que son règne vienne (Jb 21,13).

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