3 novembre 2024 – 31e dimanche du T.O., année B
Dt 6, 2-6 ; Ps 17 (18) ; He 7, 23-28 ; Mc 12, 28b-34
Homélie du frère Réginald Baconin
Qu’est-ce que Jésus loue dans la réponse du scribe ? Après tout, ne fait-il pas simplement que reprendre ce que Jésus lui-même a déjà dit, en citant le Deutéronome ? Qu’est-ce qui lui vaut alors cette mise en valeur pour le moins surprenante ? « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu » (Mc 12, 34) ? Il semble que le premier mérite du scribe est son attitude face à la parole du Christ. Sa réponse n’est pas simplement une répétition de ce que Jésus lui-même a dit en citant le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain comme déterminant l’attitude de fidélité à la Loi de Dieu, elle dénote une assimilation et une adhésion sincère à celle-ci : « Aimer Dieu de tout son cœur, de toute son intelligence et de toute sa force et aimer le prochain comme soi-même, vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices » (Mc 12, 33). Le scribe en réalité accueille la parole du Christ dans son intégrité pleine, dans son intégralité, sans pinailler sur tel ou tel détail, sans chercher à la limiter, à en amoindrir la portée ou la neutraliser par les raisonnements d’une casuistique complexe.
C’est cela que Jésus loue dans la réplique du scribe, c’est cet accueil inconditionnel, total, intégral, parfait de la Parole de Dieu. C’est pour cela qu’il est « proche du Royaume des Cieux ». Pas pour avoir été juste un « bon élève ». C’est cela que Jésus attend de nous lorsque nous recevons sa Parole. La Parole du Christ n’est pas n’importe quelle parole. C’est de cette parole dont il est question dans l’Epître aux Hébreux : « Vivante en effet, est la parole de Dieu, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur » (He 4, 12). Cette parole qui s’est faite chair et qui est venue habiter parmi nous. Qu’est-ce que nous dit cette parole aujourd’hui ? « Ecoute Israël, le Seigneur ton Dieu est l’unique Seigneur, tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force », et « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Jésus attend de nous une décision radicale, qui va engager notre propre vie. Il nous met véritablement à la croisée des chemins, si l’on dit oui à Jésus comme le fait le scribe, c’est notre cœur que nous engageons, nous engageons ce qui va déterminer tout ce que l’on fera et ce que l’on ne fera pas, ce que l’on acceptera de faire, ce que nous refuserons catégoriquement de faire, c’est-à-dire que nous subordonnerons à l’amour de Dieu l’ensemble de nos désirs, de nos plans, de nos projets humains, personnels sur cette terre. Est-ce que vous vous rendez compte de ce que cela représente ? Ne serait-ce que pour chacun de nous pris individuellement. Jésus, en mettant la barre au niveau de l’amour touche à un ressort le plus essentiel de notre nature humaine. Combien ce terme d’amour est dévoyé et nous fait prendre le risque de sombrer dans une mièvrerie insupportable. Or justement, l’amour est le mécanisme vital profond et fondamental de notre nature humaine qui détermine notre action que le péché originel a déréglé. C’est le propre du péché originel et de ses conséquences que d’avoir complètement désordonné et vicié en profondeur notre amour en le déconnectant de sa source et de son but : Dieu. « Tu nous a créés pour toi Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne demeure en toi » disait Saint Augustin dans les Confessions. C’est pour cela que Jésus remet le commandement de l’amour de Dieu au centre de notre vie. C’est lui qui lui donne toute sa valeur et sa cohérence, c’est parce qu’on aime Dieu que l’on vit de l’Evangile, l’amour est premier, pas second. L’amour ne discute pas, l’amour ne négocie pas. On n’est pas dans une attitude de « Ok pour le décalogue, mais sur tel ou tel commandement on peut discuter (souvent c’est le 6ème et le 9ème, éventuellement le 3ème) ». Faire nôtre le commandement de l’amour, c’est faire le choix de la radicalité. L’amour est en effet peut-être la seule vertu qui ne connaît pas de mesure, il ne peut y avoir de démesure par excès, juste par défaut. Et l’amour de Dieu comme nous le dit Jésus doit englober tout notre être, intelligence, cœur, esprit, force, toute notre personne, c’est un choix radical que le Christ attend de nous, et c’est ce choix qu’il loue chez le scribe.
Mais ce n’est pas tout. Parler de radicalité est facile, surtout quand ça vient de quelqu’un, pour reprendre les mots de la deuxième lecture de la lettre aux Hébreux « qui est rempli de faiblesse ». Enseigner, prescrire, est toujours facile. Sauf que celui qui nous appelle à faire tous, collectivement, ce choix ce n’est pas moi, c’est Jésus Christ. Or, Jésus Christ ne nous enseigne pas seulement en paroles, comme de façon détachée, mais il y joint les actes. Comment on fait pour aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme, de tout notre esprit et de toute notre force ? Jésus n’est pas celui qui exige de nous. Il nous montre la voie, c’est en sa personne qu’il nous explique comment faire. Un élément essentiel que nous avons peut-être tendance à négliger ou ne pas apercevoir à sa juste mesure nous est donné précisément dans la lecture de la Lettre aux Hébreux qui met l’accent sur la dimension sacerdotale du Christ, où Jésus est désigné comme « le grand prêtre qu’il nous fallait » (He 7, 26), qui s’est « offert lui-même pour nous une fois pour toutes » (He 7, 27). C’est-à-dire que chacune de ses paroles se trouve confirmée et appuyée par sa mort sur la Croix. Mort qu’il accepta par amour pour son Père, un amour qui détermina chaque geste, chaque action, chaque acte, jusque dans le plus petit, le plus insignifiant de sa vie humaine, cet amour de Dieu de tout son cœur, tout son esprit, toute son âme, toute sa force… Cet amour qui lui donna à sa mort sur la Croix sa valeur de sacrifice parfait, faisant de lui véritablement la victime pure et sans tache, et en même temps ce « grand-prêtre qu’il nous fallait, saint, innocent, immaculé, séparé désormais des pécheurs, élevé plus haut que les cieux » (He 7, 26). Cette mort, il l’accepta par amour pour son Père, mais il l’a voulue par amour pour nous, pour chacun de nous, car « ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin » (Jn 13, 1), puisque comme il le dit au scribe : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mc 12, 31). C’est facile de parler d’amour, c’est facile de parler de radicalité, c’est facile de faire la leçon et d’avoir des exigences vis-à-vis de quelqu’un, ça l’est déjà moins quand il s’agit de souffrir et de mourir pour lui. Or, Jésus nous enseigne précisément dans cette « offrande de lui-même pour nous, une fois pour toutes » (He 7, 27).
Mais peut-être est-ce trop dur à vivre pour moi, me direz-vous. Cet amour radical pourtant est plus proche de nous que nous le pensons. Il est bien davantage à notre portée que nous ne pourrions l’imaginer. Cet amour nous le recevons comme un don précieux, comme une graine jetée en terre. Certes, si l’on s’arrêtait là, à cette exhortation à aimer comme le Christ, même moi je serais prêt à discuter, à essayer de trouver des dispenses, des limitations, des exceptions. Ou alors un tempérament plus légaliste se dirait « c’est un impératif catégorique », je dois aimer comme Jésus, point ! Est-ce que dans l’un et l’autre cas c’est encore de l’amour ? Je me permets d’en douter. Avec cet autel derrière moi, ces tergiversations et ces raisonnements ne sont plus possibles, ils en deviennent même indécents. Cet amour du Christ m’est rendu non seulement sacramentellement présent, mais je le reçois comme don à la communion. Mon « Amen » est justement un « Amen » de radicalité, un « Amen » où je m’engage à changer ma vie, en enracinant mon amour humain, personnel, mes désirs, ce que j’aime, ce que je n’aime pas, ce que je veux, ce que je refuse, dans l’unique et parfait sacrifice du Christ. C’est à ce sacrifice que je communie, avec lequel je ne fais qu’un, c’est ce sacrifice qui irrigue ma vie jusque dans ma personne au sens physique, qui vient pénétrer mon cœur, mon intelligence, mon esprit… Le Christ n’est pas juste un maître de sagesse qui nous sert des apophtegmes et autres enseignements. Notre façon de célébrer nous l’indique de façon toute simple. Il y a en tout une continuité entre l’ambon et l’autel, chaque parole prononcée dans l’Evangile, trouve son accomplissement dans sa mort sur la Croix. C’est lorsque nous sommes mis devant, lors de la prière eucharistique que nous le contemplons : « Ceci est mon corps, livré pour vous… Ceci est mon sang, versé pour vous ». Est-ce que nous pouvons dire « Je ne te fais pas confiance » ou « laisse-moi faire le tri dans ta parole, discutons » devant un tel amour ? La messe n’est rien d’autre que l’Evangile mis en pratique, l’Evangile vécu au sens le plus littéral. C’est le premier lieu, et le principal où nous le vivons, puisque dans la foi nous y communions au sens propre. L’amour auquel le Christ nous appelle n’est pas un idéal ou des belles paroles, c’est une réalité de grâce qui nous transforme de l’intérieur, en profondeur. Il nous faut vraiment prendre la mesure du caractère absolument central et vital de la vie sacramentelle dans notre vie chrétienne, et en particulier de l’Eucharistie, comme lieu où l’amour de Dieu s’enracine en nos cœurs, se fortifie et les transforme par la grâce de Jésus Christ. Non, la raréfaction des prêtres n’est pas juste un état de fait, qu’on accueille avec fatalisme, c’est un drame terrible qui prive des sacrements du salut des milliers de personnes…
La petite Thérèse lorsqu’elle cherchait sa vocation était arrivée à cette conclusion après avoir médité l’hymne à la charité de 1 Co 13, « ma vocation à moi c’est l’amour ». Ce jour, comme le scribe, elle s’est trouvée plus proche que jamais du Royaume des Cieux. Elle a tout compris. Il n’y a pour un chrétien d’autre vocation que celle de l’amour, manifesté sous les traits de Jésus Christ, de Jésus Christ crucifié. Tout le reste ne sera que modalité de sa réalisation propre à chacun des disciples du Christ dans l’époque, le milieu où ils vivent, afin que leur cœur et le monde soient transformés par l’Evangile.
AMEN
Bonjour , frère
Il y a dans votre homélie quantité de choses vraies, belles, éclairantes et nourrissantes . Mais heureusement que nous pouvons la relire tranquillement, à tête reposée !
C’est ce que je vais refaire.
Merci frère Réginald